Crèmes anti-rides, anticernes et autres produits anti-âge étaient jusque-là réservés aux adultes, mais la mode des "Sephora kids" a fait basculer les pratiques. Dès l’âge de 10 ans, de plus en plus de petites filles réalisent leur propre routine de soins de beauté, comme des pros. Outre les dérives sur le Web, les dermatologues alertent sur les risques liés à l’emploi de produits inadaptés.
"Sephora kids", entre phénomène de réseau et danger pour la santé
Aux États-Unis, le phénomène des "Sephora kids" s’intensifie depuis déjà plusieurs mois. La marque Sephora, très implantée sur le marché américain, est devenue le théâtre d’un ballet où ne se croisent plus seulement des femmes mais aussi, désormais, des fillettes. Loin des États-Unis, des pays comme le Royaume-Uni, l’Espagne ou la France y sont confrontés. Une tendance illustrée de nombreuses fois sur les réseaux sociaux, où elle est née. Sur TikTok, les vidéos de "Skincare routine", pour les "rituels de soins de la peau", et les "Get ready with me", pour "prépare-toi avec moi", pullulent. Parmi les abonnés des influenceuses beauté, enfants et pré-adolescentes, qui maîtrisent le coup de crayon comme personne, sont en nombre croissant.
L’élève dépasse le maître
Bien plus stimulant qu’un cours de grammaire, les contenus beauté qui défilent sur TikTok ont trouvé un public de choix. Les petites filles, auparavant spectatrices, passent de l’autre côté de l’écran en devenant, elles aussi, influenceuses beauté : seule face à la caméra, accompagnée par leur mère, voire filmée par celle-ci, sans parler des contenus sous des formes variées. Sur les comptes Youtube, Instagram et TikTok du duo mère-fille de Shab et Kassie, on découvre la petite fille de six ans maquillant sa mère à la perfection ou réaliser son propre "full face" [pour "full face of makeup", "un maquillage complet du visage" en français, Ndlr], les deux incisives supérieures absentes, ses dents de lait étant tombées récemment. Une vision qui a de quoi troubler et interroger plus d’un.
Parmi les abonnés des influenceuses beauté, enfants et pré-adolescentes, qui maîtrisent le coup de crayon comme personne, sont en nombre croissant
Dans cette démesure, sans doute oublions-nous, qu’enfant, nombreuses sont celles à être passées par là. Emprunter le rouge à lèvres de maman, mettre du vernis à ongles en cachette… Une reproduction des schémas d’identification, à quelques détails près. Désormais, les petites filles sont à la recherche de produits sophistiqués, quitte à y mettre le prix. Les marques aux allures dynamiques et colorées telles que Drunk Elephant, au marketing léché, deviennent populaires pour cette nouvelle tranche de clientes.
Risques dermatologiques
Sur les plateformes, clientes et vendeuses en magasins de beauté témoignent de l’ampleur du phénomène. Il n’est plus rare de voir les rayons envahis de groupes de fillettes. En plus de l’addiction grandissante, s’ajoute l’attrait pour des produits, souvent hors de prix, inadaptés à leurs jeunes peaux. Dans une vidéo, la dermatologue américaine Brooke Jeffy soutient notamment que "la peau des préadolescents mérite des soins doux, et non une routine de soins coûteuse et complète". Et pour cause. Les produits convoités, qui contiennent du retinol, un antioxydant contre les rides, ou des peptides, un activateur de cellules souches, n’auront aucune efficacité sur des peaux immatures. Pire, ces produits pourraient causer des réactions inflammatoires, rendre la peau plus sensible, voire accélérer l’apparition d’acné et autres pathologies dermatologiques.
Les produits convoités [...] pourraient causer des réactions inflammatoires, rendre la peau plus sensible, voire accélérer l’apparition d’acné et autres pathologies dermatologiques
Majorité numérique
"Mais que font les parents", voilà une question qui se répète. Pour l’heure, l’âge minimum requis pour s’inscrire sur TikTok est de 13 ans. Mais sur cette plateforme comme sur d’autres, il suffit de modifier sa date de naissance pour outrepasser cette règle. Depuis la loi du 7 juillet 2023, la France a pourtant instauré une majorité numérique fixée à 15 ans afin de mieux lutter contre le cyberharcèlement et la surexposition aux écrans, entre autres. En-dessous de cet âge, les sites devraient exiger l’autorisation expresses des parents pour valider une inscription. En décembre dernier, une enquête du journal britannique The Guardian démontrait qu’une simple mention de l’accord des parents dans la description du profil suffisait à maintenir un compte actif. Une information que le jeune lui-même peut renseigner et donc falsifier.
Déformation digitale
Au-delà des usages numériques, ces transformations engendrent une véritable altération du rapport au corps et à l’image. Les retouches photos, les filtres et autres artifices sont désormais accessibles au plus grand nombre. Les réseaux sociaux et les visios à outrance depuis la crise du Covid ont renforcé les injonctions à la beauté et au jeunisme à tout prix. Autant d’archétypes qui imposent de traquer la moindre imperfection et des heures de travail pour y parvenir, sans parler de l’uniformisation de la beauté, complètement aseptisée. Force est de constater que depuis plusieurs années, le marché des cosmétiques ne s’est jamais aussi bien porté, y compris auprès des hommes, en adaptant son marketing et en développant des gammes aux intitulés et aux couleurs plus "masculines". Femmes, hommes, préados et adolescentes, tous sont visés. L’élargissement des cibles constitue une aubaine pour les marques de cosmétiques. Selon la société d’études de marché Transparency Market Research, le marché mondial des cosmétiques devrait peser 663 milliards de dollars d’ici 2031.
Léa Pierre-Joseph