Ioukos, un arbitrage qui pèse lourd pour l’État russe et pour le droit.
Historique?» et «?unanime?» sont les adjectifs utilisés par Emmanuel Gaillard – avocat chez Shearman & Sterling et principal conseil des actionnaires expropriés de Ioukos –, pour qualifier la victoire contre l’État russe des plaignants après «?dix ans de bataille juridique?».

Grand jour pour l’état de droit
En condamnant la Russie à verser une indemnité record de cinquante milliards de dollars (37?milliards d’euros) les juges de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye ont rendu une décision effectivement sans précédent. Le mode de calcul : la valeur de marché actuelle de sociétés comparables telles que Rosneft, valorisée 65?milliards de dollars, en juillet dernier, à la Bourse de Londres… et principale bénéficiaire du démantèlement il y a dix ans de Ioukos. Le destinataire de cette enveloppe colossale, GML (Groupe Menatep Limited), présidé par Tim Osborne, regroupe les anciens actionnaires majoritaires de la société pétrolière Ioukos fondée par l’homme d’affaires déchu Mikhaïl Khodorkovski : le tribunal a jugé qu’ils avaient été expropriés illégalement et a donc prononcé leur indemnisation.
Un schéma qui n’est pas sans rappeler l’affaire YPF en Argentine : suite l’expropriation de la filiale de Repsol, l’État argentin avait été contraint d’indemniser la société pétrolière espagnole à hauteur de cinq milliards de dollars. Mais l’indemnité fixée représente cette fois vingt fois le montant le plus élevé jamais exigé par les instances arbitrales et les 2,6?milliards de dollars versés à l’État du Koweït par Dow Chemical. Il s’agissait alors d’une sentence d’arbitrage commercial. En matière d’investissement, la plus lourde condamnation arbitrale avait été payée par l’Équateur à hauteur de 1,7?milliard de dollars au bénéfice de la société Occidental Petroleum.

Si le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, prévient que Moscou utilisera «?toutes les options juridiques disponibles pour défendre leur position?», la publication de la sentence de La Haye est «?un grand jour pour l’état de droit?», se réjouit Emmanuel Gaillard. Surtout lorsqu’on ajoute la nouvelle victoire des ex-actionnaires de Ioukos devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), celle-ci ayant ordonné à l’État russe de leur verser 1,9?milliard d’euros d’indemnités (somme à déduire des cinquante milliards).

Signé jamais ratifié
La décision se fonde sur le traité sur la charte de l’énergie (TCE) signé par la Russie en 1994 mais jamais ratifié par celle-ci. Pourtant, l’article 45.1 est clair : «?Les signataires conviennent d’appliquer le présent traité à titre provisoire, en attendant son entrée en vigueur.?» D’après l’interprétation du tribunal de La Haye, il ne faut pas vérifier que chaque disposition soit compatible avec les règles nationales mais plutôt considérer que le principe de l’application provisoire de l’ensemble du traité est compatible avec les règles nationales russes. Ainsi, la question est bien de savoir si la Russie a ou non entériné le texte. Le tribunal arbitral juge que la charte s’applique et qualifie l’expropriation, estimant que les mesures prises par la Russie s’analysent comme des mesures ayant un «?effet équivalent à une expropriation?» ceci au sens de l’article 13 du TCE. Les quatre conditions cumulatives1 de l’article 13 n’ont pas été respectées. Autrement dit, plusieurs éléments sont discutables, notamment la faillite de Ioukos et la compensation versée par l’État russe à l’époque.
La Russie semble pour le moins réticente à exécuter la sanction de la cour arbitrale. Elle soulève notamment son incompétence. Selon sa défense, la Russie a bien signé le TCE qui protège les investissements dans les projets énergétiques mais ne l’a pas ratifié, ce qui rend nul l’argumentaire avancé par les plaignants.

Ambassades et navires de guerre
Même si Moscou interjette appel, la sentence arbitrale est exécutoire au 15?janvier 2015. Les avocats de GEL vont pouvoir lancer des procédures dans les 150 pays signataires de la convention de New York de 1958, autant dire pratiquement le monde entier.
Plusieurs experts ont estimé qu’il serait difficile de renverser cette décision inédite. C’est la première fois qu’une jurisprudence est rendue contre les actifs souverains. «?Elle sera appliquée, que ce soit avec ou sans l’accord de la Russie. Ses avoirs à l’étranger peuvent être saisis?», a averti le juriste Konstantin Loukoïanov, cité par l’agence de presse russe Itar-Tass. «?Il faudra cependant veiller au respect d’immunités dont bénéficient certains biens comme les ambassades et les navires de guerre affectés à l’activité souveraine?», précise Emmanuel Gaillard. Les actifs souverains ne peuvent pas être saisis, confirment Yas Banifatemi, qui conseille également GML, et Victor Gerboutov, du cabinet de consultants en arbitrage international Noerr. La justice de chaque pays saisie par les actionnaires de Ioukos devra déterminer quels biens russes constituent des actifs commerciaux, quitte à faire évoluer la jurisprudence nationale en matière de voies d’exécution. Et en espérant que les cinquante milliards soient atteints. D’autant plus que la Russie elle-même devrait rechigner à consigner les avoirs situés sur son territoire.

La publicité de l’arbitrage
Cette procédure d’arbitrage se retrouve donc sous les feux de la rampe alors qu’elle est généralement connue pour son caractère confidentiel. Ici, il s’agit d’un arbitrage d’investissement et «?contrairement à l’arbitrage commercial, il y a une tendance à la transparence?», répond Emmanuel Gaillard qui, s’il en parle avec une retenue toute professionnelle, ne semble pas surpris du large écho réservé à la décision. Shearman & Sterling a même tenu une conférence de presse dix jours après la date de la sentence, délai de confidentialité jugé suffisant par les partis. «?En l’espèce, ils se sont mis d’accord sur la publication de la sentence. D’où une décision en date du 18?juillet et publiée le 28?juillet à la demande de la Fédération de Russie?», commente-t-il. Une décision qui bouscule décidément bien les cadres habituels de l’arbitrage.


Camille Drieu

Photo : Mikhail Khodorkovsky - crédit Mitya Aleshkovskiy

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