La décision du tribunal arbitral de la Banque mondiale relance le débat sur la légitimité et les fondements de l’arbitrage.
La cour d’arbitrage de la Banque mondiale (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, Cirdi) condamne l’État argentin à une amende de plus de 400 millions d’euros pour rupture des relations commerciales avec Aguas Argentinas, filiale du groupe Suez Environnement. Ce dernier réclamait 1,2 milliards d’euros. L’Argentine lui avait en effet attribué en 1993 la gestion des services d’eau et d’assainissement de la ville de Buenos Aires et de la province de Santa Fe, avant de nationaliser ce service en 2006.

Une décision non publiée
C’est par une simple dépêche que Suez Environnement a rendue publique la décision du Cirdi du 9 avril. En revanche, impossible de savoir si la somme de 405 millions d’euros lui sera attribuéé intégralement puisque les demandeurs sont multiples. Impossible également de savoir quels sont les griefs que retient le tribunal arbitral.
Le report de publication par ce dernier surprend et ne laisse place qu’à des suppositions. « Il est possible que les demandeurs prennent le temps de faire des choix entre ce qui est publiable et ce qui ne l’est pas, en voulant par exemple protéger des secrets d’entreprise », explique Julien Fouret, avocat associé chez Betto Seraglini. Dans tous les cas, sans le texte, impossible de se pencher sur le fond du dossier. Cela n’a pas empêché de nombreux observateurs de commenter cette décision, et plus précisément de revenir sur l’opportunité d’utiliser l’arbitrage dans des procédures aux conséquences aussi néfastes pour les États.

Douze ans de procédure

La procédure a débuté en 2003, avec une première décision sur la compétence du Cirdi en 2003 et une seconde sur la responsabilité de l’État argentin en 2010. C’est donc à cette date que les arbitres ont décidé que « l’Argentine ne s’était pas conduite de manière juste et équitable envers les investissements du groupe ». Cette décision n’a pourtant pas été prise à l’unanimité mais à la majorité, l’arbitre argentin ayant formulé une opinion dissidente.
Ren n’a été simple dans ce dossier. Il a fallu cinq ans au tribunal arbitral pour se prononcer sur le montant de la sanction. Un temps de justice extrêmement long pour une procédure d’arbitrage, réputée pour être plus rapide que la justice juridictionnelle. On perçoit cependant les difficultés auxquelles ont été confrontés les trois arbitres : quatre demandeurs, plusieurs affaires jointes, suspension de procédure, demandes d’intervention de la part de plusieurs ONG, de récusation du tribunal arbitral, etc.

Traité vs droits de l’homme
La complexité du dossier est également liée à la teneur des critiques formulées à l’égard du Cirdi. Il est avancé que ce tribunal arbitral examine ce dossier au regard des traités d’investissement entre l’Argentine et la France (ainsi qu'avec l'Espagne), mais aussi en application des règles du droit du commerce international, laissant de côté les droits de l’homme et le droit à l’eau potable, un argument soulevé par l’État argentin. « En réalité, c’est une question de hiérarchie des normes. Le tribunal arbitral avait indiqué en 2010 qu'aucune preuve n'avait été apportée afin de démontrer que le droit d'accès à l'eau était supérieur aux droits de l'investisseur protégé par les traités. Ainsi, l'État argentin se devait de respecter ces deux obligations de la même manière sans faire prévaloir l'une sur l'autre », analyse l’avocat Julien Fouret. En d’autres termes, l’Argentine n’aurait pas apporté les preuves suffisantes que le droit à l’eau était d’importance supérieure au respect du traité signé.
Cette décision ne doit pas être interprétée comme une propension du Cirdi à favoriser les entreprises privées. Selon les statistiques de Cnuced, organisme rattaché aux Nations unies, 42 % des arbitrages Cirdi sont rendus en faveur des États et 30 % en faveur des entreprises, le reste étant réglé à l’amiable. Ces chiffres portent sur les décisions du Cirdi depuis sa création.
Il n’est pas contestable en revanche que les traités que le Cirdi s’attache à faire respecter constituent un droit protecteur des investisseurs. C’est le cas pour Suez-Environnement. « Si Suez Environnement a entamé des procédures contre plusieurs États, c’est que l’entreprise va investir dans des pays dont le cadre juridique interne est parfois assez faible, mais en sachant qu’elle est protégée par un cadre supranational. Cela fait partie nécessairement des négociations avec les États », explique Julien Fouret.
« Suez-Environnement n’est pas perçue comme une entreprise aux méthodes judiciaires agressives », confie l’avocat. Un contre-exemple ? Jacques Grynberg, qui a ouvert un grand nombre de procédures sans succès devant le Cirdi contre des petits États dans lesquels il avait investi. Jacques Grynberg a même tenté de poursuivre le Cirdi. Conseillé par Sidley Austin, il présenta sa requête devant le juge de l’État de Washington aux États-Unis, sans plus de réussite.

Et si ce n’est pas le Cirdi ?
Le tribunal arbitral de la banque mondiale n’est pas le seul à pouvoir résoudre des différends entre une entreprise privée et un État. Les litiges portant sur l’exécution de leurs accords peuvent être réglés devant le Cnuced, la cour d’arbitrage de La Haye (c’est le cas notamment lorsque l’État n’est pas membre du Cirdi, comme la Russie) ou encore la cour arbitrale de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (CCI). Mais le Cirdi est considéré comme la Rolls-Royce dans le milieu confidentiel de l’arbitrage. Fondateur de ce type d’arbitrage en 1965, il a l’avantage de trancher les litiges en une unique phase de procédure sur le fond avec un maximum d’un appel. Ses membres sont par ailleurs tous des spécialistes des secteurs de l’industrie et du commerce international. Il est d’ailleurs vraisemblable que le futur accord transatlantique entre les États-Unis et l’Europe prévoit un arbitrage Cirdi en cas de litige : « Les investisseurs étrangers n’ont pas envie de se retrouver devant les juridictions étatiques au fond d’une province américaine ou européenne », commente Julien Fouret.
D’ailleurs, l’Argentine elle-même ne s’est pas retirée du Cirdi (alors que la Bolivie, le Venezuela et l’Équateur l’ont fait). « L’Argentine n’a jamais payé aucune des condamnations arbitrales prononcées à son encontre, précise Julien Fouret. Elle a cependant passé un accord avec certains de ses créanciers en 2013 pour régler cinq de ses condamnations par des tribunaux Cirdi en bons du trésor. Ses dirigeants savent cependant que leurs décisions passées et leur comportement actuel ne sont pas nécessairement des messages positifs pour les potentiels investisseurs étrangers. »
Quoi qu’il en soit, l’État argentin a d’ores et déjà fait appel de cette décision. Sera alors compétent un tribunal had hoc composé de trois arbitres sous le règlement Cirdi et la convention de Washington.

Pascale D’Amore

Crédit photo : Small_2 Marjorie Ln 0222

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