Par James Dupichot et Marine Parmentier, avocats associés. Peisse Dupichot Lagarde Bothorel & Associés
Les difficultés rencontrées dans l’exécution d’un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l’entreprise titulaire que dans la mesure où celle-ci justifie soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l’économie du contrat, soit qu’elles sont imputables à une faute de la personne publique, mais pas du seul fait de fautes commises par d’autres intervenants.

L’indemnisation des difficultés rencontrées dans le cadre d’un marché public de travaux stipulé avec un prix forfaitaire donne lieu à un contentieux récurent dont le Conseil d’État vient encore récemment d’être saisi. Dans un arrêt du 5 juin 2013 (1), il a ainsi précisé que le maître d’ouvrage public ne peut être tenu d’indemniser l’entreprise titulaire d’un marché forfaitaire en raison des seules fautes imputables à d’autres entreprises intervenant sur le même chantier.

Le contexte de l’arrêt du 5?juin 2013
En l’espèce, la région Haute Normandie avait conclu un marché à forfait avec une entreprise, dans le cadre de l’opération de restructuration d’un lycée. Le titulaire du marché sollicitait l’indemnisation des surcoûts qu’il estimait avoir subis du fait des retards d’exécution de son lot, retards qu’il imputait à d’autres intervenants sur le chantier. Le Conseil d’État, saisi de ce litige, considère qu’en jugeant que la responsabilité de la région était susceptible d’être engagée du seul fait des fautes commises par les autres intervenants à l’opération, les juges d’appel ont commis une erreur de droit. Pour prétendre à une indemnisation dans le cadre d’un marché à forfait, l’entreprise doit justifier soit que les difficultés rencontrées ont eu pour effet de bouleverser l’économie du contrat, soit qu’elles sont imputables à une faute de la personne publique, celle-ci ne se confondant pas avec les fautes commises par d’autres intervenants.

L’encadrement traditionnellement strict du droit à indemnisation
Un arrêt fort ancien du Conseil d’État a posé les fondements de l’indemnisation de l’entreprise titulaire d’un marché public à forfait en raison de difficultés rencontrées dans le cadre de son exécution. Ainsi, le 19 février 1975 (2), le Conseil d’État précisait que les difficultés exceptionnelles et imprévisibles rencontrées dans l’exécution d’un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à une indemnité au profit des entrepreneurs que dans la mesure où ceux-ci justifient soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l’économie du contrat, soit qu’elles sont imputables à un fait de l’administration. Les hypothèses d’indemnisation du titulaire du marché sont donc strictement limitées aux cas où les difficultés d’exécution ont bouleversé l’économie du contrat ou au cas où elles sont imputables au fait de l’administration (en dehors notamment de l’application de la théorie de l’imprévision). Cet encadrement s’explique au regard de la nature même du marché à forfait. Celui-ci est défini de différentes manières par l’article 17 du Code des marchés publics, l’article 10.2 du CCAG Travaux ou encore par l’article 1793 du Code civil. Quelle que soit la source de la définition, un principe commun ressort : la «?fixation globale et définitive du prix (3)», c’est-à-dire indépendamment des quantités réellement exécutées et insusceptible de révision puisque le prix fixé correspond à un engagement irrévocable des parties. Cependant, l’exécution d’un marché de travaux peut exposer le titulaire à des difficultés (notamment des retards, etc.) qu’il lui est impossible d’appréhender lors de la signature du contrat. Soucieux de s’adapter à la réalité économique du marché, les juridictions administratives ont donc permis une indemnisation, mais l’ont strictement encadrée comme l’a souligné le Conseil d’État dans son arrêt du 19?février 1975. Que recouvre le «?fait de la personne publique?» ? Qu’en est-il lorsque la difficulté rencontrée émane des autres intervenants avec lesquels le maître d’ouvrage est en relation contractuelle ? Un courant jurisprudentiel tendait à rendre le maître d’ouvrage responsable à l’égard du titulaire des conditions dans lesquelles le chantier s’est déroulé, et donc du préjudice que celui-ci avait subi, notamment du fait de retards, même si ceux-ci étaient pour partie imputables à des fautes de ses cocontractants (4). Ainsi, le fait de l’administration pouvait résulter des fautes commises par les autres intervenants (5). La démarche du titulaire du marché était donc « simplifiée » : il disposait, en la personne du maître d’ouvrage, d’un « guichet unique », lui évitant ainsi d’avoir à multiplier ses recours. Cette approche était consacrée dans un arrêt du 13 juin 2012 (6), le Conseil d’État jugeant que la société titulaire d’un marché public a droit à l’indemnisation intégrale des préjudices subis du fait de retards dans l’exécution du marché imputables au maître de l’ouvrage ou à ses autres cocontractants, dès lors que ce préjudice apparaît certain et présente avec ces retards un lien de causalité directe. C’est le raisonnement sur lequel revient le Conseil d’État dans l’arrêt du 5 juin 2013.

La démonstration d’une faute de l’administration
Dans l’arrêt du 5 juin 2013, le Conseil d’État considère que le maître d’ouvrage public ne peut voir sa responsabilité engagée et partant être condamné à indemniser le titulaire d’un marché à forfait « du seul fait de fautes commises par les autres intervenants à l’opération de restructuration du lycée ». Ainsi, les fautes commises par les autres intervenants quels qu’ils soient, au premier rang desquels les autres cocontractants du maître de l’ouvrage, ne constituent pas, à elles seules, un fait fautif imputable à la personne publique. Seule la faute de celle-ci peut ouvrir droit à indemnisation. Aussi, le titulaire du marché devrait-il désormais établir la faute du maître d’ouvrage dans la gestion des autres intervenants en ayant pris soin, en cours de marché, de l’avertir sur les défaillances des autres entreprises et sur les conséquences préjudiciables en résultant pour son propre marché. À défaut de faute du maître d’ouvrage public, il conviendrait alors d’aller rechercher la responsabilité quasi délictuelle des autres intervenants. Ces actions seront en principe dirigées devant les juridictions administratives. En effet, le litige né de l’exécution d’une opération de travaux publics et opposant des participants à la réalisation de ces travaux relève de la compétence de la juridiction administrative, sauf si les parties en cause sont liées entre elles par un contrat de droit privé (7). Il n’est pas inutile de souligner qu’en matière de marchés de travaux privés faisant application de la norme NF P 03-001, la Cour de cassation a récemment estimé que les dispositions des articles 9.6.1 et 9.6.2 de cette norme, relatives à l’indemnisation de l’entrepreneur par le maître de l’ouvrage en cas d’absence de démarrage des travaux à la date prévue, ne mettent pas à la charge de ce celui-ci une obligation d’indemniser dans tous les cas l’entrepreneur des conséquences de retards dus à d’autres entreprises (8).

1-CE, 5?juin 2013, 7e et 2e s-s, n° 352917
2-CE, 19?février 1975, 2e et 6e s-s, n° 80470
3-Droit de l’urbanisme et de la construction, MM Auby, Périnet-Marquet et Noguellou, Montchrestien, 9e éd., n° 1015
4-CAA Douai, 8 juin 2006, n° 04DA00433
5 CAA Douai, 19 juillet 2011, n° 08DA01278
6-CE, 13 juin 2012, 7e s-s, n° 343788
7-CE, 30 janvier 2008, 7e et 2e s-s., n° 272642
8-Cass. 3e civ., 28 février 2012, n° 10-28.608


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