Depuis janvier 2022, les CJIP rendues en matière environnementale s’accumulent. Montants des amendes, place des victimes, comportement des entreprises… Pour les principaux acteurs et observateurs de ces conventions, il y a du bon et du (beaucoup) moins bon.
Certains les aiment, d’autres moins : retour sur un an de CJIP vertes
La nouveauté attire : neufs CJIP "vertes" ont été signées depuis le début de l’année. Il faut dire que la convention judiciaire d’intérêt public en matière environnementale, instaurée fin 2020 sur le modèle de la CJIP anticorruption, a de quoi pour plaire aux entreprises. Elle leur permet de ne pas être poursuivies pénalement et par là même de ne pas avoir d’inscription dans leur casier judiciaire. Les entreprises participent donc de bonne foi à un mécanisme dont les défenseurs disent qu’il permet le traitement rapide des atteintes portées à l’environnement. À l’approche du premier anniversaire du dispositif, les avis divergent à son sujet.
L’OFB (Office français de la biodiversité qui se consacre à la sauvegarde de la biodiversité sur le territoire français) s’est immédiatement laissé convaincre par la CJIP verte. Il apprécie que la convention incite au dialogue et s’est impliqué comme partie prenante dans cinq d’entre elles. Par ailleurs, c’est un établissement public capable de réaliser des expertises techniques, une compétence qui lui permet de participer aux CJIP vertes. Mais il ne pourra pas toutes les suivre, sous peine d’asphyxie : “L’OFB doit pouvoir assurer ses missions de police de l'environnement car l'établissement est fortement attendu en matière judiciaire en tant que police spécialisée. Si les CJIP sont nombreuses, nous ne pourrons pas piloter l’ensemble des dossiers CJIP tout en continuant d’exercer nos missions courantes“, alerte Philippe Cornet, chef de service adjoint au service régional de la police de l’OFB.
Petits parquets, petites amendes
Problème : l’évaluation d’un préjudice étant particulièrement difficile en matière environnementale, "les magistrats sont dépendants du contenu technique des expertises" , explique Ghislain Poissonnier, magistrat et vice-président du tribunal de première instance en Polynésie française.
L’OFB endosse un rôle central : l’établissement doit à la fois présenter des preuves au parquet et le conseiller sur le montant des amendes, qui peut représenter jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires de la personne morale, conformément à l’exigence de proportionnalité. Pourtant, "il faut rester humble par rapport à ce type de condamnation, considère Charlotte Crépon, directrice de la police et du permis de chasser à l’OFB. On ne sait pas tout évaluer, car la remise en état d’un environnement conserve un caractère aléatoire et que la restauration n’est pas toujours possible. C’est la limite de la CJIP environnementale aujourd’hui." Reste qu’une rapide comparaison entre le montant des amendes des CJIP anticorruption et celui des CJIP vertes suffit à remarquer qu’ils ne se situent pas dans les mêmes ordres de grandeur. De 1 000 à 60 000 euros, les amendes des CJIP environnementales sont loin d'atteindre les 238 millions d'euros de la dernière CJIP anticorruption. L’OFB ne s’en plaint pas particulièrement : il estime qu’il faut "prendre le temps de la réflexion" et que "c’est avec la multiplication des cas que l’on pourra homogénéiser les montants des amendes". Ghislain Poissonnier, lui, tente une explication : "Les parquets qui ont diligenté ces CJIP sont des petits parquets par rapport au Parquet national financier et à celui de Nanterre, lesquels sont les deux principaux parquets en matière de fraude et de corruption." Les juges sont aussi moins bien formés aux questions environnementales qu’au droit pénal des affaires. Une harmonisation du montant des amendes reste cependant possible à long terme, selon Ghislain Poissonnier, à condition de conduire des "enquêtes solides" et de multiplier les preuves.
Victime absente
Avant l’adoption de la CJIP environnementale (la CIJP étant basée sur le modèle américain des deals de justice), la France devait traiter de lourds contentieux et pour lesquels la voie judiciaire classique pouvait être inadaptée. Le fait qu’on l’ait adoptée "démontre une prise de conscience ; il aurait été en effet dommage de se priver de l’outil, constate Ghislain Poissonnier. Mais, il ne faut pas se voiler la face, en matière environnementale, la France est en retard."
Alors certes, la CJIP verte permet d’obtenir une réparation plus rapide du préjudice écologique. Certes, elle a "le mérite de proposer une réponse pénale", rappelle le magistrat. Mais elle ne doit pas être surestimée et reste "insatisfaisante intellectuellement, en comparaison avec un procès normal qui s'efforce d'établir la vérité des faits". Insatisfaisante, tout court, pour Théa Bounfour. "Cette justice négociée, qui permet aux entreprises d’acheter leur impunité, n’offre qu’une réponse limitée en matière de protection pénale de l’environnement", considère la chargée de contentieux et de plaidoyer au sein de l’association Sherpa. Pour elle, "ce mécanisme est un détournement de l’objet de la CJIP qui permet d'éviter une reconnaissance de culpabilité des entreprises polluantes". D’autant que dans ces conventions, il n’y a pas de place pour le contradictoire, donc, in fine, "aucune place pour les victimes et les associations de protection de l’environnement". C’est le "gros point de faiblesse" du mécanisme, reconnaît Ghislain Poissonnier. Les délais de procédure étant courts, cela ne permet pas toujours aux collectivités territoriales ou aux associations de se manifester. Avec le temps, les ONG devraient réussir à mieux se positionner sur le sujet.
Palliatif
La CJIP environnementale n’est finalement qu’un outil parmi d’autres qui permet, à la suite d’un incident écologique, la remise en état du milieu atteint et une "réponse rapide et financière", souligne Ghislain Poissonnier. Satisfaits de la publicité des CJIP qu’ils considèrent être "le vrai point positif du mécanisme", Charlotte Crépon et Philippe Cornet relativisent les critiques : "Mieux vaut un bon accord qu’un mauvais procès." Une maxime approuvée par Ghislain Poissonnier. "Les magistrats du siège préféreront toujours qu’il y ait des procès, mais le principe de réalité montre qu’il n’y a pas assez de moyens pour pouvoir faire des procès rapides et qui couvrent tous les sujets."
Le développement de la justice transactionnelle met en lumière l’impossibilité des tribunaux à absorber l’ensemble des contentieux. "On cherche à pallier la thrombose de la justice, mais si elle avait plus de moyens, il n’y aurait pas besoin de CJIP", glisse Ghislain Poissonnier. C’est une autre question qu’il nous faut nous poser, pour Théa Bounfour : celle de la place que nous souhaitons accorder à la justice environnementale. "Il faut arrêter de développer des alternatives au procès pénal pour donner à la justice les moyens de sanctionner les entreprises polluantes et réparer les dommages à l’environnement." Aujourd’hui, la CJIP environnementale ne permet pas de développer une jurisprudence en la matière, une lacune que la chargée de contentieux de Sherpa assimile à un "phénomène de dépénalisation du droit de l’environnement". Elle déplore qu’au lieu "de renforcer la sanction pénale en matière environnementale, la CJIP soit devenue un simple calcul coûts-bénéfices par les entreprises" .
À mesure que les CJIP environnementales s’empileront, il sera essentiel de toujours s’interroger sur l’effectivité de la fonction dissuasive du mécanisme. Un dommage à l’environnement pourra-t-il donner naissance à un accord à plusieurs millions d’euros, comme c’est le cas en matière de fraude ou de corruption ? L’avenir nous le dira.
Estève Duault