Moins naïve, l’Union européenne ? Il faut croire. En renforçant son arsenal juridique et en tricotant des textes qui s’appliqueront à des sociétés de pays tiers, elle tente de protéger ses entreprises de leurs concurrentes étrangères ainsi que ses valeurs. Et au Haut Comité juridique de la place financière de Paris, un groupe de spécialistes et de praticiens s’est penché sur la notion-clé d’extraterritorialité du droit européen.

Les États-Unis ont adopté leur Cloud Act ? La France a répliqué avec une réforme de la loi de blocage, qui datait de 1968. Les Gafam prennent une place trop importante sur le marché européen ? Bruxelles riposte avec le Digital Market Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA). Une directive CSRD sur le reporting extrafinancier des entreprises et une autre sur le devoir de vigilance sont en route. Le signe que l’Europe se réveille ? Laëtitia Avia, au lendemain de la validation du DSA par les eurodéputés, voulait croire à une Europe “championne de la régulation”. Une régulation qui pourra passer par une notion centrale outre-Atlantique, celle qui a permis au Department of Justice américain d’encaisser de lourdes amendes auprès de fleurons de l’industrie et de la finance européens : l’extraterritorialité des lois (et des sanctions). Elle est ressentie comme une problématique majeure, par les grands groupes comme par les PME.

Far West

Le Haut Comité juridique de la place financière de Paris (HCJP) lui a consacré un rapport, paru début juin. “Avant la présidence française de l’UE, il y avait des textes dont on avait pressenti la dimension extraterritoriale, explique celui qui a présidé le groupe de travail, Francesco Martucci, professeur à l’université Panthéon-Assas. On parlait de directive CSRD, d’une autre sur le devoir de vigilance. Nous voulions savoir dans quelle mesure pouvait être pensée l’application du droit européen à des sociétés de pays tiers.” La directive sur le devoir de vigilance a opéré un “changement de culture”. L’Union européenne a planché sur le développement de dispositions miroir, qui font peser sur les entreprises de pays tiers les mêmes règles que celles qui s’appliquent aux entreprises européennes. Le mot d’ordre est connu : assurer un “level playing field”, soit des conditions de concurrence équitables.

"Une forme de protectionnisme politique et économique se dessine"

La notion de chaîne de valeur prend de l’épaisseur. La directive sur le devoir de vigilance, par exemple, vaut pour les entreprises de pays tiers qui ont des usines en Asie et vendent en Europe, autant que pour les entreprises des 27. L’Europe, enfin, aurait adopté une vision du marché intérieur “moins naïve”. Objectif : rester ouvert, mais protéger les valeurs de l’Union et ne pas désavantager les opérateurs européens. Grâce à un droit européen plus offensif, dans la lignée de la pratique américaine et de celle, plus récente, de la Chine ? “C’est une question politique, souligne Francesco Martucci. La différence avec les États-Unis n’est pas une différence de fond, mais de méthode. Leurs moyens pour imposer leurs règles sont incomparables aux nôtres.” Pour autant, le professeur invite à “relativiser le mythe des sanctions américaines. Évidemment que leur droit est puissant, que leur force de frappe est supérieure à celle de l’Europe. Mais ce n’est pas le Far West.”

Chiffre d’affaires

En Europe non plus, pas de Far West à l’horizon. Il est peu probable que le Vieux Continent produise ses propres affaires BNP Paribas, Total et Alstom. “Ce n’est pas dans notre culture.” Notre culture est plutôt celle d’une restriction de l’accès au marché européen. Reste à savoir comment la mettre en place. Il faudra s’interroger sur les moyens offerts à l’UE et sur l’articulation avec le droit de l’OMC. La “très grande inconnue” du sujet, pour Francesco Martucci. “Le droit de l’OMC propose des marges de manœuvre assez réduites, les possibilités de sanction sous forme de restrictions au commerce sont limitées.”

Comme lien de rattachement, l’Europe n’a certes ni le dollar ni les serveurs américains. Elle ne peut pas envisager de miser sur sa monnaie, par crainte de “décourager les transactions en euros, et parce qu’elle fait déjà face à une lutte intra-européenne entre la monnaie unique et la livre britannique, renforcée par le Brexit”. Impossible, également, de compter sur la technologie ; l’Europe n’a pas encore les capacités des entreprises américaines ou chinoises. Mais elle a une carte à jouer : celle du chiffre d’affaires réalisé sur le territoire européen. Le rapport du HCJP le préconise. “C’est le lien qui semble le plus pertinent, nous avons la méthodologie pour le calculer, il est moins contestable d’un point de vue de la territorialité, et économiquement moins effrayant pour les entreprises et le politique”, soutient Francesco Martucci. De là à parler d’un élan de protectionnisme ? “Les termes de protectionnisme ou de préférence sont d’ordinaire tus. Mais une forme de protectionnisme politique et économique se dessine”, d’autant que la guerre en Ukraine renouvelle les rapports de forces.

Olivia Fuentes

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