Après quelques années dans le conseil en stratégie et banque d’affaires, Asma Mhalla a fait bifurquer sa trajectoire de carrière vers une dimension bien plus académique : la théorie politique appliquée aux nouvelles technologies numériques. Elle s’intéresse en particulier aux reconfigurations politiques, idéologiques et géopolitiques induites par l’intelligence artificielle ou les réseaux sociaux. Pour cette enseignante à Sciences Po, Columbia GC et Polytechnique et membre du Laboratoire d’anthropologie politique de l’EHESS/CNRS, les politiques doivent s’impliquer, et vite.

Décideurs. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à l’IA ?  

Asma Mhalla. Après ma sortie d’école de commerce, j’ai travaillé dans le conseil en stratégie et en banque d’affaires. Ce sont des écoles extraordinaires de rigueur, de travail et de méthodologie. J’ai eu la chance de travailler sur des grands projets de transformation extrêmement complexes, avec une dimension internationale.  J’ai pu appréhender les changements mais aussi les blocages liés aux enjeux de gouvernance ou de culture, notamment la culture du risque. Mais c’est à partir de 2016, l’un des moments charnière dans ma vie personnelle, que ma trajectoire va bifurquer. À la suite de l’écoute, un soir, d’un entretien éblouissant entre Laure Adler et  Bernard Harcourt, théoricien et avocat américain des droits de l’homme qui publiait alors un livre, La société d’exposition, lequel repense la doctrine de Michel Foucault à l’aune des réseaux sociaux autour de ce concept du "capitalisme de surveillance" chère à Shoshana Zuboff. Ce fut une révélation. Je me suis mise en autodidacte à faire le plein de connaissances sur le sujet. Aujourd’hui j’enseigne et je poursuis une thèse à l’EHESS sur les nouvelles formes de pouvoir entre géants technologiques et États, toujours dans cette tentative personnelle de comprendre un peu mieux le monde.  

Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans le sujet de l’IA ?  

Assurément, comprendre les nouveaux paradigmes politiques à l’oeuvre. Qu’est-ce que la technologie moderne change ou ne change pas à nos grands systèmes idéologiques, politiques et géopolitiques ? Comment l’IA transforme-t-elle la défense, quel rôle jouent les géants technologiques par rapport aux États, comment redéfinit-on le concept de démocratie avec les réseaux sociaux, etc. ? Au-delà de poser les constats, quelles réponses apporte-t-on ? La technologie est le prétexte que j’ai trouvé pour avoir une clé de lecture transversale sur les changements du monde. Elle me sert de chemin pour essayer de donner du sens aux choses et de dessiner les nouveaux systèmes.

Les politiques comprennent-ils bien les enjeux ? 

Parfaitement, il me semble du moins, et c’est ce qui me désespère. En France, on dit que la classe politique est "à la rue" sur ces questions-là. D’expérience, je peux vous dire qu’elle a très bien conscience, et de plus en plus, des enjeux. En revanche, elle ne porte pas de vision à long terme robuste à ce stade et il faut bien le dire, n’a qu’une assez faible marge de manœuvre et d’action. Face à l’innovation technologique, il manque cruellement cette capacité d’innovation politique en France, le système a tendance à s’auto-reproduire en rejetant, en première intention, la nouveauté qui est pourtant irrépressible. Par ailleurs, la bureaucratie à la française est un mammouth difficile à faire bouger dans un moment de l’histoire où les technologies et le monde vont très vite et où il y a un cruel besoin d’agilité et de réactivité. Le système ne valorise pas les pensées nouvelles. Dans le fond, quand on y pense, nous ne faisons pas face à une crise technologique ou démocratique mais à une crise politique. Prenons l’exemple de la réforme des retraites. Ce n’était pas l’occasion de se demander s’il fallait rallonger ou raboter le nombre d’années travaillées mais bien plutôt de réfléchir à la notion de travail, à de nouveaux mécanismes de solidarité, à l’évolution des métiers à l’aune de l’IA et de l’automatisation en cours... C’était le moment rêvé de faire de la pédagogie collective mais on a préféré rester dans des réflexes hérités du XXe siècle. Il y a une forme de paresse intellectuelle à cela. 

"Nous ne faisons pas face à une crise technologique ou démocratique mais à une crise politique"  

Quelle devrait être notre priorité en matière d’IA ?  

Tout d’abord l’industrie. L’arrivée de Thierry Breton à la Commission européenne a marqué un changement doctrinal majeur et bienvenu sur le sujet. De grands projets ont été mis en place pour les semi-conducteurs, sans lesquels nous n’avons pas d’IA. Mais l’Europe a quarante ans de retard et il va falloir se montrer patient et persévérant pour le rattraper. Nous devrons également trouver le bon équilibre entre innovation et réglementation. Ensuite, il s’agit d’embarquer la population dans la compréhension de ce qui est en train de se jouer. Les gens ont peur de l’IA. Nous devons les rassurer, leur donner les clés de lecture, démystifier, accompagner. Cela devrait être le rôle des politiques. À défaut, cette parole dans le débat public est prise par les experts et désormais par la plupart des médias sérieux, ils montent assez rapidement en compétence sur le sujet et il faut le saluer. La deuxième difficulté, c’est la fracture numérique. Tous les Français ne sont pas égaux face à la technologie. Les responsables politiques actuellement en poste devraient s’atteler à la construction de cette vision longue. De ce point de vue, la French Tech est une initiative intéressante mais, en l’état des choses, ne constitue pas encore une réponse politique solide face aux défis portés par la technologie comme la souveraineté technologique ou la dualité civile-militaire. L’enjeu n’est pas seulement d’abonder financièrement des start-up mais de construire la position et le positionnement de la France dans la chaîne de valeur technologique mondiale.

Des pays ont-ils réussi à porter une vision ?  

De grandes puissances technologiques comme la Chine, les États-Unis et Israël sur la cybersécurité portent une vision très claire. Leurs systèmes ne sont pas parfaits mais ces pays ont préempté la question technologique et dessiné clairement leur stratégie de positionnement. L’Europe cherche une troisième voie, prise en tenaille au cœur de la rivalité américano-chinoise. Elle teste des choses mais c’est un processus très long. 

Quels sont les écueils à éviter ?  

Aborder l’IA de façon manichéenne. Il faut vraiment sortir de cette pensée binaire qui dit "oui" ou "non" à l’intelligence artificielle. C’est un sujet complexe qui nécessite d’être réfléchi de manière complexe. Il faut s’attacher à préciser de quels systèmes on parle, de leurs usages spécifiques, de leur équilibre précis entre les risques et les bénéfices qu’ils portent individuellement. Par exemple, je milite pour l’IA dans la santé mais pas sans garde-fous notamment sur les questions éthiques. On voit bien qu’on est à un moment de bascule. Il faut aller bousculer le politique, et non pas uniquement la technologie, pour prendre ces sujets à bras-le-corps. 

Propos recueillis par Olivia Vignaud 

 Asma Mhalla, crédit : Diane Moyssan

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