Christian Louboutin, à la croisée des mondes
Début des années 1980, neuvième arrondissement de Paris. Au 8 rue du Faubourg-Montmartre, une foule éclectique se presse à la nuit tombée : gens des médias et de la mode, chanteurs, actrices, stars en devenir et people en tous genres… On est au Palace, la boîte à la mode pour tout ce que Paris compte de branché, de libéré, de sulfureux. Un lieu mythique à la réputation tapageuse où se croisent Karl Lagerfeld et Mick Jagger, Andy Warhol et Frédéric Mitterrand, Jean-Paul Gaultier et Farida Khelfa…
Parmi ces habitués de marque, évolue un tout jeune homme, encore mineur. C’est Christian Louboutin. Il n’est ni riche, ni célèbre, mais déjà, il est au cœur de la nuit parisienne ; à sa place dans cet épicentre d’influences croisées qui lui ressemble dans ce qu’il a de créatif, de métissé, de débridé aussi. Lui qui a toujours eu une sensibilité d’artiste, qui a couru les théâtres avant de fréquenter les revues, qui a le culte de l’esthétique et le goût du détail se rêve créateur de chaussures depuis le jour où, adolescent, un panneau représentant, à l’entrée d’un musée, un escarpin barré interdisant le port de talons aiguille susceptibles de rayer le parquet a agi sur lui comme un élément déclencheur. Une "révélation" qui, raconte-t-il, devait décider de sa carrière.
Des cabarets aux beaux quartiers
Authentique ou romancée, l’anecdote va servir de pierre angulaire à la construction de cette marque qui, dix ans après les nuits au Palace, s’imposera sur le marché du luxe avec une rapidité inédite. Brûlant les étapes au sein d’un univers d’ordinaire corseté par des prérequis de temps long et d’héritage cultivé, s’émancipant des codes pour en inventer de nouveaux ; plus crus, plus ambigus… aptes à brouiller les pistes et à flouter les frontières entre la bourgeoise des beaux quartiers et la danseuse de cabaret auprès de qui Christian Louboutin va puiser sa première source d’inspiration. Au point, explique Julie El Ghouzzi, directrice de Tilt Ideas, cabinet de conseil en innovation et spécialiste des marques et de leur univers, de chercher à offrir de la maison Ernest, chausseur attitré du Moulin Rouge, une version ultra-luxe. "Ce qu’il veut depuis le départ, c’est créer la plus belle chaussure, résume-t-elle. Celle qui sublimera la femme." Pour y parvenir, il a déjà l’inspiration et le talent.
"Louboutin séduit toutes les typologies de femmes : la bourgeoise qui s'encanaille comme la starlette qui se donne de l'élégance"
Reste la technique. En lui donnant accès aux grands noms du secteur, ses connexions du Palace vont lui permettre d’y accéder. D’abord chez Charles Jourdan, qui chausse alors Les Folies Bergère et chez qui il fait ses classes en province. Là-bas, son profil de noctambule parisien dénote et l’expérience ne dure qu’une année. C’est court, mais suffisant pour lui inculquer les bases d’un savoir-faire d’exception qu’il complétera ensuite chez un autre incontournable de la profession, Roger Vivier. S’ensuit une incursion fugace dans le paysagisme puis, la création de sa propre marque, en 1991, et son installation rue Jean-Jacques Rousseau, dans une première boutique – une centaine suivra… – où il teste ses créations auprès d’une clientèle avertie. Deux ans plus tard, nouvel "acte fondateur" dans l’histoire de la marque et la construction de son récit : l’invention des semelles rouges, qui, à en croire Christian Louboutin, lui serait venue en voyant son assistante se vernir les ongles au rouge Chanel. Et, avec elle, son ascension fulgurante dans un univers de luxe absolu, empreint de démesure – celle des talons, celle des prix et de créativité.
Mythologie
"Si Louboutin a réussi à s’imposer en quelques années comme une authentique marque de luxe, c’est parce que son fondateur a su en synthétiser les symboles dans une forme de mythologie initiale, explique Julie El Ghouzzi. Celle-ci commence avec le panneau d’escarpin barré et sa portée de révélation et se poursuit avec les semelles peintes en rouge. Ces deux gestes fondateurs vont doter la marque d’une identité propre, fondée sur une différenciation très forte et hyper luxe".
Une identité à la puissance évocatrice peu commune, le rouge étant à la fois la couleur d’une certaine aristocratie et celle des danseuses de cabaret. Et à l’audace révolutionnaire parce qu’en vérité : "Il faut quand même être gonflé pour placer l’élément différenciant sous la chaussure ; là où il se voit le moins et où il s’use le plus". Effectivement. Mais la prise de risque va s’avérer payante, transformant littéralement le produit et sa symbolique. "C’est comme si, par ce choix, Christian Louboutin niait la dimension utilitaire de l’objet au profit de sa seule dimension esthétique, poursuit-elle. Comme si les Louboutin n’étaient plus des accessoires vestimentaires permettant de marcher, mais uniquement des attributs destinés à sublimer la silhouette, ce qui contribue à les sacraliser." Un coup de maître à la portée tellement décisive qu’il débouchera sur une bataille juridique historique lorsque, en 2008, la maison Yves Saint-Laurent cherchera à reprendre l’idée pour ses propres modèles. Déterminé à en conserver l’exclusivité, Christian Louboutin se battra plusieurs années avant d’obtenir que la semelle rouge demeure sa signature attitrée, à la fois vecteur d’identification immédiate et emblème d’un positionnement à l’ambiguïté assumée.
"Il faut quand même être gonflé pour placer l'élément différenciant sous la chaussure : là où il se voit le moins et où il s'use le plus"
Borderline
Car au-delà de l’excellence de la fabrication et de la créativité échevelée, c’est la dimension paradoxale de l’objet qui, chez Louboutin, suscite la fascination. "Ses modèles incarnent la femme sexualisée et la femme puissante, décrypte Julie El Ghouzzi. Avec eux on est entre la femme libérée et la femme objet, entre l’élégance extrême et à la limite de la vulgarité. On est borderline…" Et c’est cet équilibre savamment entretenu qui, explique-t-elle, permet à Christian Louboutin de séduire toutes les typologies de femmes : "La bourgeoise qui s’encanaille comme la starlette qui se donne de l’élégance". Alors, lorsque, au début des années 2000, Sara Jessica Parker alias Carrie Bradshaw arbore une paire de Louboutin dépareillée dans un épisode de la mythique série Sex and the City, l’effet est immédiat et le succès qui s’ensuit, planétaire. « Qu’une jeune marque se retrouve soudainement sous les feux de la rampe parce que des « people s’en sont entichés n’est pas rare, poursuit-elle. Ce qui l’est, c’est lorsque le phénomène se prolonge jusqu’à transformer l’effet de mode en succès pérenne".
Ultra-luxe
Ce qui va précisément se produire avec Louboutin, désormais suffisamment puissante pour dépasser l’engouement. "Pour construire une marque dans le temps il faut des symboles aptes à lui donner une identité, Christian Louboutin les a", décrypte Julie El Ghouzzi qui cite le talon très haut, la semelle rouge, les dénominations sulfureuses : Pigalle Follies, Hot chick… Le nom même Louboutin, qui sonne "très français, très sonore, ludique presque…" De quoi, estime-t-elle, rassembler tous les ingrédients nécessaires à la construction d’un territoire de marque sans faille. "Suffisamment fort pour être à la mode, suffisamment cohérent pour être pérenne". Un univers ancré dans l’ultra-luxe et néanmoins fidèle à ses inspirations premières. Celles des années Palace et des Folies Bergère. "Celle des cabarets et de la fête, de l’exagération et du fétichisme, du ludique et du sexualisé…". Un univers hybride à la croisée de deux mondes. Celui de la haute et celui de la nuit. Unique.
Caroline Castets