«Je suis une légende»
Son absence au défilé Chanel, fin janvier, avait affolé le tout-Paris de la mode et du luxe. Sa disparition, survenue le 19 février, a suscité un tsunami au sein des rédactions et sur les réseaux sociaux lesquels, quelques heures seulement après l’annonce de son décès, bruissaient de superlatifs rendant hommage au kaiser de la mode, au créatif de génie, au visionnaire inspiré et au travailleur acharné… Un déferlement à la hauteur de l’homme et du mythe qui l’accompagnait. Celui que Karl Lagerfeld, directeur artistique de Chanel depuis trente-cinq ans et figure incontournable de la haute couture depuis six décennies, aura lui-même activement contribué à bâtir. Se construisant, au fil du temps, un personnage public hors norme, à mi-chemin entre le dandy des années 1930 et le Louis XV d’opérette, catogan, mitaines de cuir, éventail et lunettes noires, à la fois millionnaire provocateur et créateur infatigable, réputé inaccessible pour les uns, d’une authentique gentillesse pour les autres, star adulée et personnalité secrète… Libre et complexe.
Mythologie
Un personnage que l’on aurait pu croire de pure composition mais qui, pour Julie El Ghouzzi, directrice du Centre du luxe et de la création, tenait davantage de la création artistique. « Karl Lagerfeld a toujours joué sur son image. Il disait que partager son quotidien ne l’intéressait pas, explique-t-elle. Que ce qu’il voulait, c’est être un mythe ; et il a construit sa mythologie. » Une entreprise qui aura certes nécessité quelques ingrédients de storytelling, comme le flou entretenu sur sa date de naissance – 1933 ou 1938… –, les lunettes noires portées « comme une burqa », pour dissimuler, disait-il, un côté « chiot qui veut se faire adopter », ou le choix d’un chat comme héritier testamentaire, mais aussi une véritable démarche d’artiste, soucieux de mettre en scène son personnage comme d’autres le font avec leur œuvre. « Il avait parfaitement conscience de son talent, de son intelligence, poursuit-elle. Avec lui, la star n’est plus la création, c’est l’artiste. Il disait : "Je ne crois pas en Dieu ; je crois en moi" ». De quoi expliquer, poursuit l’experte, ce travail constant sur lui-même. « Il se vivait comme une image ; il était hors norme, différent. » Tout comme l’était son rapport au travail – addictif au point qu’il se décrivait comme « une sorte de nymphomane de la mode qui n’atteint jamais l’orgasme ».
Picasso de la mode
Celle qui, dès 1954, lui ouvre les portes de la haute couture lorsque, deux ans seulement après avoir quitté l’Allemagne pour s’installer à Paris avec sa mère, il remporte, ex aequo avec Yves Saint Laurent, le prix du Secrétariat international de la laine. D’abord repéré par Pierre Balmain qui le recrute comme assistant, il devient, quelques années plus tard, directeur artistique chez Jean Patou avant de rejoindre Chloé où il crée la collection de prêt-à-porter, puis Fendi. Lorsqu’en 1983 il fait son entrée chez Chanel, la maison de couture est au bord de la faillite. Ici, comme partout où il passe, la magie opère. Il réinvente les classiques, modernise les lignes, s’approprie les codes pour mieux les détourner et, en quelques années, transforme une griffe vieillissante en icône intemporelle. « Il était comme Picasso : il absorbait les tendances et les réinterprétait en faisant chaque fois mieux que ce qui avait été fait avant, plus moderne, plus en phase avec l’époque », explique Julie El Ghouzzi, pour qui, « si le style BCBG de Chanel est revenu à la mode, c’est grâce à lui ». À sa capacité à le populariser en travaillant sur les fondamentaux – les tweeds, la petite robe noire, les sacs… –, à broder sur l’existant et à s’en émanciper, respectueux des codes historiques de la maison sans jamais en être prisonnier.
"Karl Lagerfeld a toujours joué sur son image. Il disait que partager son quotidien ne l'intéressait pas. Que ce qu'il voulait, c'est être un mythe".
« Il a fait Chanel », résume l’experte qui rappelle que, sur cette même période, il révolutionnait également Chloé, sauvait Fendi et œuvrait au développement de sa propre marque, Karl Lagerfeld, lancée en 1984, exerçant sur le monde de la mode une influence qui, loin de se limiter au style, s’étendra progressivement à la figure du créateur de mode.
Sans tabou
« Il a transformé l’artiste en icône qu’on adule et fait de lui-même une star », résume Julie El Ghouzzi qui rappelle qu’il est le seul grand couturier à être connu dans le monde entier, à avoir fait vendre des poupées à son effigie et inspiré des dizaines d’ouvrages. Le seul, aussi, à s’être montré aussi réfractaire aux figures imposées. Que ce soit celles du politiquement correct – lui qui disait ne supporter ni la laideur ni les mains moites… – ou du luxe. Ce qui l’emmènera, en 2004, à commettre l’impensable en devenant le premier créateur à collaborer avec une enseigne de prêt-à-porter. « Lorsqu’il a réalisé pour H&M la première collection capsule, la moitié de la planète a dit qu’il était fou, l’autre a fait la queue devant les boutiques », se souvient Julie El Ghouzzi qui voit dans cet affront fait aux codes de la haute couture un geste presque politique de démocratisation de la mode en même temps qu’un refus de plus de se laisser enfermer.
« Karl Lagerfeld n’avait aucun tabou, résume-t-elle. Là où les autres se mettent des limites, lui n’en connaissait aucune. » Au point de créer des costumes aussi bien pour la Scala de Milan que pour Madonna et de prêter son image à une campagne de la Sécurité routière dans laquelle il apparaît ceint d’un gilet jaune et déclarant « C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie ». Preuve qu’il maniait l’autodérision aussi bien que la provocation. S’amusant de lui-même autant que des autres, jusqu’à déclarer : « Je voulais devenir caricaturiste. Au final je suis devenu une caricature ». D’autres diront une légende.
Caroline Castets