J.M. Weston, l'artisan du temps long
Des emplacements triés sur le volet ̶,97 avenue Victor Hugo, 55 avenue des Champs-Élysées, 46 rue des Archives… ̶ des vitrines au design épuré et, passé le seuil, des boutiques aux allures de club pour gentlemen anglais, un parfum de tradition et un nom évoquant une élégance sobre et de bon ton… Bienvenue chez Weston, le plus british des chausseurs français. Intemporel dans ses lignes, intransigeant dans ses exigences, iconique et statutaire et, en cela, en tous points conforme aux attentes d’un marché où, explique son président Thierry Oriez, la chaussure d’abord « élément de vestiaire masculin classique est peu à peu devenue un marqueur d’appartenance à un groupe ». Un signe identitaire à part entière parfaitement maîtrisé par une marque qui, près de cent trente ans après sa création, chausse aussi bien les membres de la Garde républicaine que les bobos du Marais.
Laboratoire d’excellence
Une telle performance tient d’abord à l’intuition d’un homme : Eugène Blanchard, fils du fondateur d’une simple manufacture de chaussures limousine qui, envoyé aux États-Unis en 1904 pour y parfaire sa connaissance du métier, en revient avec un savoir-faire révolutionnaire ̶ celui du « cousu Goodyear », un procédé permettant de ressemeler les chaussures avec une même piqure ̶ et l’ambition de transformer la petite entreprise familiale en laboratoire d’excellence. Un double atout qui, raconte Thierry Oriez, « va lui permettre de créer la marque ». Non seulement en renouvelant l’outil industriel mais aussi en imposant une exigence de qualité sans faille qui, à compter de 1920, prévaudra sur toutes les autres ; à commencer par celle des volumes, drastiquement révisés à la baisse au point, à l’époque, de faire passer la production de six cents à cinquante paires par jour dans un objectif clairement assumé : ne réaliser que du très haut de gamme. Pour cela, l’entreprise se cantonne à des cuirs d’exception, tous exclusivement assemblés au moyen de la piqure Goodyear et, élément décisif de sa mue « premium », « généralise le recours aux demi-pointures et la déclinaison de chaque modèle en cinq largeurs afin de chausser chacun au plus près de sa morphologie et de proposer du sur-mesure ». Imparable.
Elégance à l’anglaise et qualité made in France
Pour accompagner la montée en gamme et optimiser chaque aspect de ce qui, un siècle plus tard, sera désigné sous le terme d’ « expérience client », Eugène Blanchard crée son propre réseau de boutiques, ̶ la première ouvre rue de Courcelles, puis vient celle des Champs-Élysées avant que le réseau ne s’étoffe au point de totaliser aujourd’hui 23 boutiques en France dont 11 à Paris et vingt et une à l’international dont quinze au Japon ̶ et, en 1922, consacre la transformation de la marque en la renommant J.M. Weston. Un choix aux consonances délibérément britanniques destiné à répondre aux attentes d’une époque où, rappelle Thierry Oriez, « l’élégance masculine était d’abord anglophile, opter pour ce nom permettait donc de doter la marque d’une image d’esthétique forte et de perfectionnisme ». Un snobisme assumé pour cette entreprise dont la légitimité actuelle repose pourtant sur une double promesse : « le style et la qualité made in France. » Pour son actuel président, c’est sur cette dualité que Weston a bâti son territoire. « Cette revendication forte d’une marque très enracinée en France mais qui s’inspire beaucoup de l’international, c’est notre histoire », explique-t-il. Un patrimoine sur lequel le groupe ne cessera, par la suite, de capitaliser, se bâtissant, modèle après modèle, une réputation d’excellence dont le célèbre mocassin, lancé en 1946 après pas moins de quatre cents essais, résume à lui seul l’étendue.
It-marque
Entre-temps, Eugène Blanchard fait une rencontre décisive : celle de Jean Viard, un dandy parisien aussi influent que lui-même est discret. Habitué des champs de course, familier du Tout-Paris ? homme de réseau et de mondanités, celui-ci va faire de J.M. Weston la marque en vue et de ses boutiques des passages obligés auprès d’un public « à fort pouvoir de prescription » qui, en un temps record, va la hisser au rang de référence. À cette notoriété toute neuve s’ajoute la demande croissante d’une clientèle haut de gamme pour une offre dite « de loisirs » et destinée à la pratique du golf, de la chasse et de l’équitation. De quoi accélérer l’essor de la maison qui a spontanément investi ces domaines « avec des modèles très durables, très confortables et très résistants, rappelle Thierry Oriez, avant de s’orienter vers des produits plus urbains jusqu’à couvrir, l’ensemble des segments ».
"Faire de beaux objets durables, de grande qualité, dans une logique de transmission qui nous rend indépendants des modes
Lorsque dans les années 1950 Eugène Blanchard passe la main, l’entreprise fait d’abord l’objet de plusieurs rachats avant de passer, en 1974, dans l’escarcelle de la famille Descours qui, y voyant « la pépite » autour de laquelle construire son groupe de luxe EPI (également propriétaire de Bonpoint et de Figaret), s’attache à la nourrir tout en préservant son ADN. Ce que fera notamment Christopher Descours lorsqu’au début des années 2000 il en confiera la direction artistique à Michel Perry, le designer aux inspirations punk, puis, il y a un an, à Olivier Saillard. Ancien directeur du musée de la mode et historien de la mode qui « en maîtrise les codes tout en sachant s’affranchir de ses diktats » celui-ci n’hésite pas, aujourd’hui, à faire vivre la marque au travers de performances artistiques organisées au Grand Palais. Un casting sur mesure, estime Thierry Oriez, pour qui J.M. Weston « s’inscrit dans son temps sans pour autant être une maison de mode ». En artisan du temps long « qui écrit sa propre histoire », conformément à une philosophie demeurée inchangée depuis un siècle.
Jusqu’au-boutisme
« Notre ambition consiste d’abord à faire de beaux objets, durables, de grande qualité, dans une logique de transmission qui nous rend indépendants des modes », résume-t-il. Parfaite illustration de cette constance : le mocassin, modèle iconique de la maison, dont le design n’a pour ainsi dire pas évolué depuis sa création, il y a plus de soixante-dix ans, s’autorisant simplement certaines libertés de matières et de couleurs, notamment sous l’impulsion de Jean-Charles de Castelbajac qui, dans les années 1990, « chahutera » quelques modèles emblématiques sans pour autant « toucher aux fondamentaux », souligne Thierry Oriez, pour qui la réputation de J.M. Weston s’est construite sur une conception « très jusqu’au-boutiste » du concept de durabilité. Au point d’en faire le dernier acteur du secteur à avoir recours à « un tannage végétal extra-long de douze à quatorze mois » et de l’avoir emmené à créer sa propre école de formation pour assurer la pérennité de ses savoir-faire. Ajoutez à cela l’ingrédient de « l’ultra-personnalisation » permettant à chaque modèle d’être décliné en une centaine de cuirs différents, le culte du service et une offre comprenant aujourd’hui une centaine de produits – dont quelques baskets, 8 % ̶ 15 d’ici deux ans ̶ de modèles pour femmes et un peu de maroquinerie – permettant « de couvrir tous les usages », et l’on comprend les raisons du succès de cette marque devenue synonyme d’un luxe « fait pour durer, servir et accompagner la construction d’une silhouette ». Conformément à sa devise ̶ « chausser, marcher, aller loin… » ̶ et aux attentes d’une clientèle qui, aujourd’hui, vient chez J.M. Weston « avec la volonté de ne pas se tromper » en optant pour une valeur sûre. Celle du temps long et de l’élégance qui transcende les modes.
Caroline Castets (Caro-Castets)