Directeur général de la Direction générale de la concurrence à la Commission européenne, Olivier Guersent revient sur son activité de ces dernières années, l’entrée en vigueur du DMA et les deux temps fort de 2024 : l’arrêt Illumina/Grail et les condamnations pour abus de position dominante de Google.
Olivier Guersent (Commission européenne): “Le droit de la concurrence est très efficace, mais trop lent dans le contexte du digital”
Comment l’activité de la direction générale de la concurrence (DG Concurrence) se répartit-elle ?
Ces cinq dernières années, alors que nous sortions à peine de la crise financière, nous avons traversé deux crises majeures, dont nous avons eu du mal à nous remettre en Europe et dont les conséquences se sont fait essentiellement sentir sur l’activité du traitement des aides d’État. Et cela crée des tensions sur le travail de la DG Concurrence : les aides d’État ont été davantage touchées parce que nous avons dû mettre en place des aides d’urgence et des règles utilisées en temps normal qui ne fonctionnent pas en temps de crise.
Concernant la lutte anticartel, à la fin des années 2000, nous produisions une dizaine de décisions par an et infligions, selon les années, entre 2 et 5 milliards d’euros d’amende. Essentiellement dans des cas de clémence. Entre mon départ début 2010 et mon retour le 1er janvier 2020 au poste de DG, en Europe (comme dans les autres grandes juridictions), le nombre de cas de clémence a baissé et continuait de baisser année après année. La qualité de ces clémences aussi.
Avec Margrethe Vestager [la commissaire européenne à la concurrence, ndlr], nous avons nommé une nouvelle directrice pour le pôle cartel, Maria Jaspers, dont la seule mission était de reprendre l’activité d’enquête ex officio, sur initiative. Ce qui nous a amenés à développer de nouveaux outils, notamment informatiques. Nous avons musclé notre activité de recherche sur Internet avec des collaborateurs venant des unités de lutte contre la cybercriminalité des polices des États membres, mais aussi d’autres profils comme d’anciens salariés des Gafam ou des ingénieurs. Nous menons une forte activité d’exploration du darknet. Lorsque j’étais jeune enquêteur, repérer un cartel était "facile" : les directeurs commerciaux de toutes les sociétés du secteur se réunissaient tous par miracle au même endroit. Avec leurs frais de mission, nous avions nos preuves. Aujourd’hui, tout se déroule en ligne. Il faut donc faire le même travail avec des moyens différents. C’est plus compliqué. D’autant plus avec des entreprises qui se spécialisent dans la fourniture d’espaces sécurisés sur le darknet qu’elles livrent à des cartellistes, des barons de la drogue, etc., pour prospérer. Il faut donc avoir des spécialistes pour repérer ces comportements.
À mon retour comme DG en 2020, 8 cas sur 10 venaient de la clémence. Aujourd’hui, sur 10 cas, la moitié ne viennent pas de la clémence. Conséquence, le nombre de demandes de clémence a augmenté. Parce que l’incitation à venir demander la clémence dépend, dans une large mesure, de la perception de l’entreprise des chances qu’elle a de se faire prendre si elle ne court pas se dénoncer elle-même. Et le premier qui se dénonce a l’immunité.
Et pour le reste de l’antitrust ?
Ce qui marque les dix années de Margrethe Vestager, c’est sa croisade sur les plateformes et sur la tech. Leur importance est telle qu’il est indispensable que la concurrence fonctionne dans ces secteurs. Notre activité en la matière est très soutenue. C’est aussi le cas dans les domaines des produits pharmaceutiques et des médicaments. Il s’agit de santé humaine, donc les comportements y sont particulièrement scandaleux. Empêcher l’arrivée sur le marché d’un nouveau produit plus efficace est certes une réaction concurrentielle, mais entraîne d’autres implications. C’est la question qui était au centre d’Illumina/Grail. Le troisième secteur surveillé est le retail : la distribution alimentaire et non alimentaire où il continue d’y avoir des ententes et autres pratiques illicites. Ces trois marchés sont les fournisseurs majeurs de dossiers antitrust. Nous en trouvons ensuite évidemment dans tous les secteurs.
“En ce moment, nous avons les cinq premières affaires de non-respect du DMA en cours à des stades différents”
Et puis nous avons les deux nouvelles activités : le DMA et le règlement sur les subventions étrangères. Puisque ces deux nouveaux instruments étaient jugés politiquement très importants, ils ont été ouverts en un temps record par le Conseil de l’UE et le Parlement. Le Conseil et le Parlement ont décidé qu’il fallait des ressources humaines conséquentes. En dépit de la quasi-absence de créations de postes, nous avons trouvé assez de ressources dans toute la structure pour créer une "direction DMA" et une "direction règlement subventions étrangères", chacune composée d’une cinquantaine de personnes.
Depuis la réforme de 2003 (règlement n°1/2003), 90 % des décisions en matière de concurrence sur la base du Traité fondamental de l’Union européenne (TFUE) et ses articles 101 et 102 ont été prises par les États membres. La Commission n’en a pris que 10 %. Évidemment, ce sont les plus importantes. En ce moment, nous avons les cinq premières affaires de non-respect du DMA en cours à des stades différents, dont les premières seront décidées dans la première moitié de l’année prochaine.
Ces derniers mois, la jurisprudence européenne en matière de concurrence est prolifique. L’arrêt Illumina/Grail à la rentrée a beaucoup fait parler de lui. Comment en est-on arrivé là ?
Pour le comprendre, il faut revenir au critère des seuils par chiffre d’affaires. Pour corriger les inconvénients d’un tel critère, il existe un mécanisme de renvoi. Il permet à la Commission européenne, lorsque nous sommes compétents, de renvoyer le dossier aux États membres (mécanismes des articles 4 et 9 du règlement sur les concentrations). Cela n’a pas de sens qu’une opération de dimension communautaire, mais centrée sur un pays soit examinée chez nous. À ce moment-là, soit les parties (article 4), soit l’Autorité de concurrence de l’État membre (article 9) indique(nt) vouloir un examen au niveau étatique. À nous d’accepter ou non. Généralement, nous refusons le renvoi dans le domaine des télécoms où les fusions sont toutes examinées à Bruxelles pour des raisons de marché intérieur. Si la fusion TF1/M6 était française, c’est parce qu’elle n’atteignait pas les seuils pour la seule raison que Bouygues fait plus de deux tiers de son chiffre d’affaires en France. Cela s’est joué à peu et aurait pu très bien être examiné à Bruxelles. À ce moment-là, si la France l’avait demandé, nous aurions accepté le renvoi à l’Autorité de la concurrence. À l’inverse, pour les fusions de supermarchés, nous nous en dessaisissons au profit de l’autorité nationale.
Et puis, il y a le contraire avec l’article 22 du règlement sur les concentrations : les autorités nationales ont le dossier et le renvoient à la Commission. C’était le cas de la fusion entre Meta et Kustomer dans le domaine digital. Elle impliquait le monde entier. En Europe, seule l’Autriche était compétente. Elle nous l’a renvoyé et nous nous sommes occupés de cette fusion.
“L’article 22 […] octroie à l’État membre le pouvoir de demander à l’Europe d’examiner une affaire sur laquelle justement il n’est pas compétent et qu’il trouve problématique pour le droit de la concurrence”
L’article 22 du règlement a été introduit lors de la création du contrôle des concentrations sur le plan européen en 1989. Il faisait suite à l’absence dans beaucoup de pays de droit national des concentrations. Ces pays n’étant pas sûrs d’en avoir un jour. La réflexion était la suivante : ces États pouvaient avoir besoin des compétences de la commission pour examiner une concentration sur leur territoire qui certes ne dépassait pas les seuils, mais qui affectait la concurrence de manière très négative ; ils réclamaient une espèce de droit d’évocation. Finalement, tous les États membres se sont dotés d’un droit des concentrations, sauf le Luxembourg.
À la fin des années 1990, la Commission a publiquement indiqué aux États membres (révisions de 2004) qu’ils pouvaient lui renvoyer toutes les concentrations qui les dérangeaient sur leur territoire, mais qu’ils devaient éviter de renvoyer les petits dossiers. S’il n’était pas impensable que se présente une concentration dans laquelle personne n’aurait de compétences en Europe en vertu de son droit national, mais qui soit problématique sur le plan européen, il n’en restait pas moins que cela aurait été tout à fait exceptionnel. Nous pensions que cela ne valait pas la peine d’imposer cette incertitude au marché pour, peut-être, un cas tous les vingt ans.
Sauf que, au cours des décennies 2000 et 2010, ces concentrations se sont développées jusqu’à ce que l’on ait un cas comme celui d’Illumina/Grail dans lequel la cible (Grail) n’avait pas de chiffre d’affaires en Europe. Personne ne pouvait être compétent avec des systèmes de seuil selon le chiffre d’affaires. Et pourtant, ce cas était susceptible d’affecter la concurrence de manière négative dans le monde entier. C’est pourquoi les États-Unis et le Royaume-Uni s’en sont saisis pour l’interdire. Pour nous, c’était en dessous de nos seuils et de ceux de tous nos États membres.
Nous avons donc expliqué que l’article 22 n’octroyait pas à l’Autorité de concurrence nationale, parce qu’elle est compétente en droit national, le pouvoir de renvoyer le cas à la Commission, puisqu’il avait été introduit à une époque où il n’y avait pas d’Autorité de concurrence compétente en droit national. L’article 22 octroie à l’État membre le pouvoir de demander à l’Europe d’examiner une affaire sur laquelle justement il n’est pas compétent et qu’il trouve problématique pour le droit de la concurrence. Nous avons refait une communication revenant sur ce que nous avions annoncé vingt ans auparavant en encourageant les États membres à utiliser ce pouvoir qu’ils avaient, selon nous, toujours eu.
C’est Illumina/Grail. Le Tribunal de l’UE (TUE) nous a donné raison. Avec un arrêt extrêmement motivé. L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est, lui, assez curieux. Il dit que le TUE a parfaitement motivé sa décision et que le texte juridique est clair. Or, la jurisprudence constante de la CJUE veut qu’une décision parfaitement motivée, appuyée d’un texte clair, est valide. Mais là, la Cour n’est pas d’accord. En substance, les conditions ont tellement changé – et sachant que l’un des objectifs du règlement sur les concentrations était d’apporter de la sécurité juridique aux entreprises –, que la Cour estime qu’on ne peut pas aujourd’hui revenir à l’interprétation littérale du texte sans que le législateur européen n’ait son mot à dire à nouveau. Donc la Commission ne sera pas compétente aussi longtemps que cet état de fait perdurera.
“Cette décision est curieuse parce que tout l’arrêt Illumina/Grail se rapporte à la sécurité juridique”
Quelles en sont les conséquences ?
Ce qui rend cet arrêt étrange c’est que la cour ajoute qu’il y a des solutions. L’année dernière, elle a rendu un arrêt dans l’affaire Towercast disant que sa jurisprudence Continental Can était toujours applicable. Il est possible de se saisir d’une concentration non notifiable et d’utiliser l’article 102 du TFUE pour la revoir et l’interdire s’il s’avère qu’elle est anticoncurrentielle. Cela veut dire que les États membres pourraient dix ans après une fusion l’estimer contraire à l’article 102, enquêter, conclure que la fusion était illégale depuis le premier jour et ordonner de défusionner.
Cette décision est curieuse parce que tout l’arrêt Illumina/Grail se rapporte à la sécurité juridique. Selon la CJUE, le fait qu’un État membre puisse renvoyer devant la Commission une fusion sur laquelle il n’a pas compétence est terrible pour la sécurité juridique et donc le législateur doit revenir dessus. La solution qu’elle présente est bien pire pour la sécurité juridique que ce que la Commission avait fait.
Deux choix s’offrent désormais à nous. Le premier : réviser le règlement sur les concentrations où le législateur indiquera vouloir garder l’interprétation initiale. Ce sur quoi les colégislateurs européens sont à peu près tous d’accord. Le problème c’est qu’ils ne sont d’accord sur rien d’autre. Certains veulent mettre des clauses sociales, d’autres pas. Or, c’est un texte qui ne se révise qu’à l’unanimité des États membres. Cette solution n’est viable que si tout le monde se discipline et consent à ne pas intégrer ses intérêts dans la discussion. La Commission doit encore décider si elle veut tenter cette option.
L’autre solution est celle que nous utilisons aujourd’hui, car nous traitons en ce moment même une concentration renvoyée par l’Autorité italienne. Or, l’Autorité italienne n’était pas compétente du point de vue des seuils, et personne d’autre ne l’était. Cependant, elle a un pouvoir d’évocation, comme sept autres autorités de concurrence. Il concerne les concentrations non contrôlables, mais qui présentent un problème de concurrence important. C’est de plus en plus courant. Dont le cas extrême, mais très fréquent, est celui où la cible est une start-up qui n’a même pas commencé à vendre sur le marché, et où les seuils sont donc inopérants. Ce qui permet de tuer la concurrence avant même qu’elle n’ait démarré. Si les États membres deviennent compétents grâce à ce pouvoir d’évocation, ils peuvent parfaitement renvoyer le dossier avec l’article 22 du règlement sur les concentrations, en conformité avec l’arrêt de la Cour. L’autre solution étant que tous les autres États membres aient ce pouvoir d’évocation.
“Puisque les condamnations successives avec des amendes croissantes n’empêchent pas l’abus de position dominante désormais il s’agira d’interdiction de faire”
La Commission sanctionne également souvent Google, qui est un habitué de l’abus de position dominante avec finalement peu d’effets en pratique. Quelles leçons en tirer ?
C’est justement pour cela qu’on a créé le DMA. Depuis 2003, nous avons rendu 35 décisions contre les Gafam. Les infractions sont toujours un peu les mêmes sans vraiment l’être. Ce n’est jamais sophistiqué : des ventes liées et des ventes groupées. Ce sont essentiellement des pratiques que l’on retrouve dans l’économie réelle. Mais la caractéristique du digital tient à ses effets de réseau tellement puissants que ces pratiques anticoncurrentielles sont beaucoup plus dévastatrices, et rapidement, que dans l’économie réelle. Or, dans une enquête de concurrence, il faut démontrer le marché pertinent, la position dominante et l’éventuel abus. Et les avocats nous enterrent avec des millions de documents qu’il faut traiter parce qu’ils contiennent peut-être des éléments à décharge. Arriver à une décision nécessite trois à six ans d’enquête. Entre-temps, la concurrence est morte puisqu’il suffit de quelques semaines pour l’anéantir. C’est d’ailleurs l’objectif de cette stratégie. Nous prononçons donc des amendes de plus en plus importantes – jusqu’à plusieurs milliards – dont ils n’ont que faire. Parce que cela rapporte plus de monopoliser à long terme le marché que les milliards d’euros d’amende.
Après une vingtaine d’années, nous avons décidé d’y mettre un terme avec la création du DMA. Puisque les condamnations successives avec des amendes croissantes n’empêchent pas l’abus de position dominante, désormais, il s’agira d’interdiction de faire. Non pas en raison d’une position dominante et d’un abus démontré, mais parce qu’il s’agit de telle entreprise (un Gafam ou similaire). Et cela parce que le droit de la concurrence est très efficace, mais trop lent dans le contexte du digital. Ce qui ne veut pas dire qu’on arrête de l’appliquer. Pour que cette stratégie fonctionne, il faut indiquer très précisément ce qui est interdit, ce que fait le DMA. Il n’est pas complètement exclu que les entreprises essaient de le contourner. Il existe un dispositif anti-contournement ; elles peuvent l’éviter avec une tactique plus maline, qui n’est pas interdite et qui aboutit au même résultat. À ce moment-là, nous appliquerons l’article 102 TFUE de nouveau. Les premiers concurrents seront morts pour toujours, mais si on se convainc que c’est illégal, nous importerons ce nouveau comportement dans les interdictions ou les obligations du DMA. Ce que l’on peut faire de manière relativement souple avec un système d’acte délégué.
Propos recueillis par Chloé Lassel
Lire aussi Google shopping : la CJUE confirme l’amende de 2,4 milliards d’euros pour abus de position dominante
Lire aussi Concurrence numérique : les géants du Net Apple et Meta toujours pas au diapason avec le DMA
Lire aussi La note des amendes dues à l’Union européenne par Google s’allège de 1,5 milliard