Septembre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne a annulé la décision du Tribunal dans l'affaire du rachat de la start-up californienne Grail par le géant de l’industrie pharmaceutique Illumina. Selon l’institution, les autorités nationales de concurrence n’ont pas à demander à la Commission d’examiner des concentrations qui n’ont pas une dimension communautaire.
Opération Illumina/Grail : les gendarmes de la concurrence mis en déroute par la Cour de justice de l’Union européenne
Le gendarme français de la concurrence prend acte de la décision de la Cour de Justice de l’Union européenne. Tombée le 3 septembre 2024, cette décision met un point final à l’affaire Illumina/Grail en écartant la possibilité pour les autorités de concurrence nationales de demander à la Commission d’examiner une opération de concentration d'entreprises dont les chiffres d'affaires ne dépassent pas les seuils européens et français.
La CJUE a finalement repris à son compte les arguments de son avocat général Nicholas Emiliou qui s’était insurgé contre la lecture extensive du règlement européen sur le contrôle des concentrations (article 22) par la Commission européenne et le Tribunal de l’UE. Une lecture qui revenait à donner à Bruxelles un pouvoir de contrôle des concentrations presque illimité, sans barrière territoriale ni lié aux chiffres d’affaires ou à la valeur de l’opération, et sans barrière temporelle – puisque la Commission a annulé le rachat de Grail après qu’il a été acté. En ligne de mire des juges luxembourgeois : l’insécurité juridique d’un tel système de contrôle pour les acteurs économiques.
Danger pour le marché des tests de dépistage des cancers
À l’origine du dossier, un projet d’acquisition de Grail, une société américaine qui développe des tests sanguins pour le dépistage précoce des cancers, par Illumina, autre société américaine, spécialisée pour sa part dans les solutions d'analyse génétique. Dévoilé au public le 21 septembre 2020, ce projet de rachat inquiète plusieurs autorités de concurrence européennes et une plainte remonte à la Commission européenne. Sur invitation de cette dernière, l’Autorité de la concurrence française, suivie par ses homologues grec, belge, norvégien, islandais et néerlandais, demande à Bruxelles de vérifier les conséquences de cette opération à 6,3 milliards d’euros sur la concurrence européenne. En septembre 2022, Bruxelles use de son veto pour empêcher le rachat de Grail par Illumina, “craignant que l'opération freine l'innovation et réduise le choix sur le marché émergent de tests sanguins de détection précoce du cancer”. Or, les parties avaient déjà signé la vente en août 2021, alors même que l’enquête de la Commission, ouverte en juin de la même année, suivait son cours. À l’été 2023, Illumina écope donc d’une amende de 432 millions d’euros pour avoir acheté Grail sans le feu vert de Bruxelles, au mépris de l’obligation de statu quo qui pèse sur les entreprises dont le rapprochement fait l’objet d’investigations. Avril 2024. Bruxelles valide le plan de cession fourni par les fautives à sa demande pour annuler ce qu’elle appelle une “acquisition tueuse”. En juin, Illumina se sépare de Grail, devenue une société cotée indépendante, et ne conserve dans la start-up qu’une participation minoritaire de 14,5 %.
Chaque année, une poignée d’opérations susceptibles d’affecter la concurrence passeraient sous les radars de la Commission à cause de ces seuils.
En parallèle, les entreprises européennes saisissent les juges. Illumina proteste devant le Tribunal de l’Union européenne contre l’accueil favorable qu’a fait la Commission aux requêtes nationales. Le 3 septembre 2024, la Cour de Justice de l’Union européenne désavoue le Tribunal qui avait rejeté le recours de l’entreprise pharmaceutique. Motif : l’opération de concentration ne dépassait pas les seuils nationaux de contrôle, pas plus qu’elle ne présentait de dimension européenne. Illumina jubile, cette décision confirmant son sentiment selon lequel Bruxelles a outrepassé ses prérogatives en se disant compétente pour juger l’opération.
Seuils bloquants
En France, l’Autorité de la concurrence peut examiner une opération de concentration entre des sociétés dont les chiffres d’affaires cumulés dépassent les 150 millions dans le monde, les 50 millions en Hexagone, et qui ne tombe pas dans l’escarcelle de la Commission – ce qui exige un chiffre d’affaires mondial de plus de 5 milliards d’euros et de 250 millions d’euros sur le territoire de l’Union. Ces seuils font débat au sein des instances dirigeantes de l’UE. En septembre 2020, la vice-présidente exécutive de la Commission européenne Margrethe Vestager s’interrogeait sur la pertinence des seuils basés sur le chiffre d’affaires des entreprises pour “repérer les fusions importantes pour la concurrence”. Selon la Danoise, le chiffre d’affaires ne reflète pas toujours l’importance d’une société sur le marché. Prenant en exemple les industries numériques et pharmaceutiques, elle explique que pour certains secteurs, la concurrence à l'avenir peut dépendre de nouveaux produits ou services. Chaque année, une poignée d’opérations susceptibles d’affecter la concurrence passeraient sous les radars de la Commission à cause de ces seuils.
Réaction en chaîne de l’autorité de la concurrence française
Dans un communiqué du 3 septembre, si l’Autorité française de la concurrence prenait acte de la décision de la CJUE, elle affirmait poursuivre sa lutte contre les fusions dangereuses pour la concurrence “secteurs innovants.” Elle expliquait avoir dès 2017 identifié ledit article 22 du règlement sur les concentrations comme un “moyen pertinent et proportionné pour appréhender, à droit constant, les opérations de concentration ‘sous les seuils’ français et européens de notification qui inhibent l’innovation et renforcent ou consolident le pouvoir de marché de certains acteurs dans des secteurs innovants”. Sans fronder les juges européens de manière explicite, le gendarme français de la concurrence dit méditer leur décision tout en cherchant quels moyens il lui reste pour “s’assurer qu’aucune concentration, même non soumise à une notification préalable, ne porte atteinte à la concurrence sur le territoire français”. Comprendre : il trouvera un chemin pour débusquer les opérations problématiques qui passent sous ses radars.
Anne-Laure Blouin