Septembre 2022, la Commission européenne intervient pour empêcher le rachat de la société américaine Grail par sa compatriote, la biotech Illumina, soupçonnant une "acquisition tueuse". Ces rachats de start-up innovantes par des géants de la tech en vue de s’approprier l’innovation ou d’en empêcher le développement. Coup de théâtre, septembre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne annule définitivement la décision de la Commission. Pierre Honoré et Yelena Trifounovitch, associés en droit de la concurrence au sein du cabinet Bredin Prat, reviennent sur les conséquences de cette nouvelle position pour le marché du M&A en Europe.

Décideurs. Peut-on parler d’une "acquisition tueuse" dans le cas du rachat de Grail par Illumina ?

Yelena Trifounovitch. Ce n’est pas un cas typique de « killer acquisition » où un acteur présent sur le marché acquiert un concurrent direct potentiel ou existant. Ici, il s’agit d’une opération de concentration verticale. D’habitude les autorités de concurrence sont moins méfiantes à l’égard de ce type de concentrations, généralement moins problématiques que celles horizontales. 

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Quel est l’impact concret de l’arrêt de la CJUE ?

Pierre Honoré. Il met un terme définitif à l’interprétation novatrice et expansive de l’article 22 du règlement européen sur le contrôle des concentrations promue par la Commission depuis 2021, visant à permettre aux Etats-membres de solliciter le renvoi à la Commission d’une opération de concentration tombant sous les seuils de chiffre d’affaires prévus par le droit national. Les effets de cet arrêt se font déjà sentir. Sept autorités qui, sans être compétentes, avaient précédemment demandé le renvoi à la Commission de l’acquisition d’Infection AI par Microsoft, ont retiré leur demande à la suite de l’arrêt.

En annulant la décision par laquelle la Commission avait accepté le renvoi par plusieurs autorités nationales de l’opération Illumina/Grail, le nouvel arrêt de la CJUE prive de base légale toutes les décisions prises ultérieurement par la Commission contre l’opération. Son interdiction, l’amende de 432 millions d’euros pour gun-jumping (mise en œuvre anticipée d'une opération de concentration avant son autorisation par les autorités compétente. Ndlr) et l’injonction de céder la société cible, Grail, ne tiennent plus.

Pouvez-vous revenir sur les origines de la décision de la Commission européenne en 2022 ? Pourquoi s’était-elle opposée à cette opération alors qu’aucune société n’est européenne et que les seuils de notification n’étaient pas atteints ?

Y. T. Illumina est présente en Europe, ses produits sont vendus sur le continent mais les seuils de notification de l’opération aux autorités compétentes n’étaient atteints ni au niveau européen ni au sein des Etats membres en raison de la cible. En effet, Grail, n’avait ni chiffre d’affaires ni présence dans l’espace économique européen. L’annulation de la décision d’interdiction de la Commission européenne par la Cour de justice de l’Union ne porte pas sur l’analyse au fond de la Commission mais sur sa compétence de contrôler l’opération. De fait, la Commission justifiait sa compétence par le caractère problématique de cette acquisition. Bruxelles craignait que la technologie développée par la biotech Grail sur le marché des tests sanguins devienne potentiellement incontournable. Selon la Commission, le rachat par Illumina lui aurait permis d’évincer les potentiels concurrents de Grail et ainsi préempter un futur marché des tests de détection précoce du cancer. Une opération qui aurait ainsi pu freiner la course à l’innovation en Europe. Or, le raisonnement de la Commission reposait sur un enchaînement de plusieurs éventualités.

Freiner ce type d’acquisition ne prive-t-il pas les sociétés innovantes de la possibilité de croître, notamment à l’international ?

Y. T. Pour la Commission c’était précisément l’inverse. Elle justifiait son interprétation entre autres, par le constat que l’Europe compte de nombreuses start-up innovantes souvent acquises par des grands groupes américains. Des acquéreurs qui, soit s’approprient l’innovation, soit la tuent dans l’œuf pour éliminer la concurrence. Ces préoccupations ont été récemment émises notamment dans le domaine des technologies d’IA développées par des jeunes pousses européennes. L ’arrêt de la CJUE explique justement que le débat ne doit pas se présenter en ces termes : la fin ne justifie pas les moyens. La Cour rappelle que le contrôle des prétendues "killer acquisitions" doit se faire en vertu des règles en vigueur, donc en respectant les seuils applicables. Or, le moyen utilisé par la Commission de façon volontariste, était source d’insécurité juridique pour les opérateurs et correspondait pas aux règles de droit en vigueur.

Dans quelle mesure limiter le contrôle des acquisitions prédatrices exercé par la Commission européenne est-il une bonne nouvelle ?

P.H. La réforme initiée par la Commission en 2021 posait un double problème de sécurité juridique. D’une part, les entreprises n’avaient plus la certitude qu’une opération de M&A tombant sous les seuils de chiffres d’affaires nationaux ne peut pas faire l’objet d’un renvoi à la Commission. D’autre part, le critère d’appréciation d’un renvoi au titre de l’article 22 du règlement européen sur le contrôle des concentrations implique une analyse de l’effet de l’opération sur la concurrence, par nature assez incertaine. L’initiative de la Commission rendait donc plus complexes la préparation et la planification des opérations de M&A, notamment le calendrier de l’acquisition, la prévision des conditions suspensives, les remèdes…

En définitive, cet arrêt est une bonne nouvelle. Il tranche nettement en faveur du principe de sécurité juridique et d’une répartition équilibrée des compétences entre autorités nationales et Commission. La réglementation européenne sur le contrôle des concentrations a l’avantage de fournir aux entreprises un cadre juridique clair et prévisible, qui ne connait pas de variations marquées en fonction des alternances politiques, contrairement à ce qu’on observe aux Etats-Unis. Or, depuis 2021, la Commission avait introduit un facteur d’incertitude procédurale débouchant pour les entreprises sur une incertitude au fond, ce qui est objectivement moins favorable à l’activité M&A. L’arrêt de la CJUE rétablit l’équilibre entre l’objectif d’efficacité du contrôle des concentrations et l’impératif de sécurité juridique pour les entreprises.

Les  "killer acquisitions" sont-elles réelle une menace pour le M&A européen ?

P.H. Si le souci de la Commission de lutter contre les killer acquisitions est légitime, on peut s’interroger sur l’ampleur réelle du phénomène et sur le caractère proportionné des moyens mis en œuvre pour l’enrayer. L’expérience semble indiquer que très peu d’opérations problématiques échappent à tout contrôle en Europe.

Les autorités de concurrence européennes disposent d’autres leviers d’actions pour appréhender les killer acquisitions, notamment l’article 102 du Traité interdisant les abus de position dominante,  comme l’a rappelé la Cour dans l’arrêt Towercast de mars 2023. Cela étant, il s’agit d’un instrument d’intervention ex-post au champ d’application limité, de sorte que ce n’est probablement pas le moyen le plus approprié pour appréhender les acquisitions prédatrices.

Les autorités nationales de concurrence peuvent-elles lutter davantage que la Commission européenne contre les acquisitions tueuses ?

Y. T. L’arrêt de la CJUE a clairement désavoué la politique volontariste de la Commission en la matière et a restauré la sécurité juridique au niveau européen. Cela étant dit, l’arrêt de la CJUE ne sera pas un frein aux contrôles de ce type d’opérations. Beaucoup de pays européens se dotent de la possibilité d’intervenir sur des acquisitions en dessous des seuils de contrôle. Des outils existent, notamment en Italie, en Suède, au Danemark, en Irlande, en Slovénie, en Lettonie ou encore en Hongrie. La France pourrait également être amenée à se voir conférer le pouvoir de contrôler une opération en-dessous des seuils de notification dans l’Hexagone. Le président de l’Autorité de la concurrence a d’ailleurs annoncé à la suite de l’arrêt de la CJUE qu’une réflexion allait être menée sur un tel outil en France pour appréhender des opérations de concentration potentiellement problématiques. Il a cependant reconnu qu’in fine l’approche des différentes autorités de concurrence européennes devrait être harmonisée pour assurer la sécurité juridique.

Propos recueillis par Céline Toni

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