Pour Isabelle Cadet, co-directrice de la chaire Risques aux côtés du professeur Frédéric Gautier à l’IAE Paris-Sorbonne Business School, les nouvelles directives de durabilité forcent les entreprises européennes à revoir leur modèle économique. Tandis que la Chine en a fait un outil dont elle arrive à tirer profit.

DÉCIDEURS. Quelles sont les différences entre la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) et la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD ou CS3D) ?

Isabelle Cadet. Les deux directives n’ont pas le même objectif. Avec la CSRD, il s’agit pour une entreprise de rapporter dans des documents dits de "reporting de durabilité" des éléments financiers et extra-financiers qui lui permettent d’exposer au public, en l’occurrence plutôt des investisseurs, ses activités et leur pérennité. L’originalité de la CSRD tient au concept de la double matérialité. Elle englobe, d’une part, les conséquences des changements extérieurs (climatiques, environnementaux, sociaux) sur l’entreprise, d’autre part, celles de l’impact qu’a l’activité de l’entreprise sur son environnement (la société, ses collaborateurs) proche et lointain.

La CS3D porte sur le devoir de vigilance. Elle veut rendre responsables les multinationales de ce qu’il peut se passer dans toute leur chaîne de valeur, puisqu’elles possèdent le pouvoir sur cette chaîne. Cette directive a une influence en matière de compétitivité et de révision du paradigme économique. Elle implique une extension de la responsabilité des entreprises à l’autre bout du monde. La CS3D fait émerger une responsabilité du fait d’autrui, en rendant la société donneuse d’ordres responsable des accidents qui peuvent avoir lieu dans des entreprises d’autres régions du globe.

Comment s’articulent les deux directives ?

Il n’existe pas de cloison étanche entre ces deux directives. Une entreprise qui doit à la fois rédiger un rapport de durabilité et un plan de vigilance renverra dans son reporting au plan de vigilance pour les questions qui en relèvent, au lieu de se répéter. Les entreprises de grande taille et les multinationales renvoient déjà directement à leur plan de vigilance. Mais l’objectif n’est pas le même. Si les deux parlent de durabilité, elles ne visent pas le même type de responsabilité. Dans un cas, il faut rendre des comptes, dans l’autre, il faut agir.

"Cette loi devoir de vigilance a été révolutionnaire en ce qu’elle a commencé à dessiner les contours de l’entreprise au sens juridique"

Certains voient la CSDD comme une norme compliquée et contraignante. Est-ce le cas ?

Non, au contraire, le texte est extrêmement court et laisse toute liberté à l’entreprise de s’autoréguler. Mais il est contraignant. Cependant, il ne s’agit que d’une obligation de moyens. Il faut reconnaître que les grandes entreprises multinationales aujourd’hui ne sont pas sanctionnées, si ce n’est en termes d’image ou de réputation.

Le professeur émérite de droit privé Antoine Jeammaud disait que lorsque l’on est capable de fixer le prix d’un t-shirt à 0,01 centime à l’autre bout du monde, il n’est pas compliqué de savoir ce qu’il s’y passe en matière de droits sociaux fondamentaux. La Cour de cassation de même que le Conseil d’État ont rendu plusieurs décisions en ce sens, en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme ou en droit de la concurrence, dans lesquelles les entreprises s’étaient défendues, affirmant ne pas disposer de toutes les informations. Les juges de répondre que compte tenu de la taille ou du pouvoir de l’entreprise, elles avaient les moyens de savoir. Elles sont donc inexcusables et responsables. Ignorer certains faits, méconnaître la gravité des actes voire leur illicéité peut être considéré comme une circonstance aggravante[1]. Autrement dit, plus vous êtes grand et fort, plus vous avez un devoir de vigilance et plus vous serez tenu pour responsable.

La loi française sur le devoir de vigilance a été pionnière et révolutionnaire en ce qu’elle a commencé à dessiner les contours de l’entreprise au sens juridique : qui détient le pouvoir est responsable. On peut dessiner ainsi une cartographie des pouvoirs, et non pas des risques, qui fixera le curseur des responsabilités.

Certaines sociétés ont anticipé la loi sur le devoir de vigilance. Plutôt que prendre des risques inutiles dans leur chaîne de valeur, elles ont rompu des contrats – ce qu’on appelle les clauses couperet – avec des entreprises lorsque celles-ci étaient incapables de rendre des comptes ou au contraire susceptibles de violer des droits fondamentaux.

Un changement de modèle économique est-il indispensable ?

Oui. C’est le plus compliqué pour une entreprise mondialisée. Juridiquement, le cadre fixé est assez simple. D’ailleurs, les lois les plus simples sont les plus courtes. En revanche, dans des chaînes de sous-traitance étendue, la traçabilité des produits et de leurs composants devient compliquée. Ou alors impossible.

Si nous appliquons la CS3D complètement, le mode de fonctionnement des entreprises va changer. Cette directive coïncide avec un retour de l’idée de souveraineté économique, très présente pour ce qui est de la RSE en Europe. Le devoir de vigilance devrait inciter les entreprises à relocaliser, mais encore faut-il qu’elles le puissent. Nos normes environnementales sont parfois telles qu’on ne peut plus produire sur le sol européen, mais seulement dans certains pays, notamment asiatiques, alors que nous sommes dépendants de ces productions. Ce qui entraîne déjà des pénuries. 

"La Chine exige aussi que tous les contrôles qualité et sécurité qu’elle effectue soient à la charge des entreprises qui exportent"

Cela va mettre des années à se faire. Cela ne risque-t-il pas de créer un déséquilibre concurrentiel avec les entreprises hors UE qui ne seront pas soumises au devoir de vigilance ?

C’est toute la problématique. Les mêmes enjeux existent avec les directives de lutte contre le réchauffement climatique. Les distorsions de concurrence sont souvent invoquées pour ne rien appliquer, ne rien faire.

Mais prenons l’exemple de la Chine. Elle regarde de très près la CSRD et s’aligne sur le mieux-disant normatif, sur celui qui fixe la règle la plus dure. La Chine a accepté sans le dire le principe de double matérialité, donc le complexe réglementaire européen plutôt que le système américain qui reste sur la matérialité simple. Elle va même plus loin. Elle étudie nos corpus réglementaires et les améliore en corrigeant leurs failles.

Avec sa réglementation CSAR (Cosmetic Supervision and Administration Regulation) sur l’enregistrement des produits cosmétiques également, la Chine exige des entreprises françaises – au nom de la transparence, de la sécurité et de la qualité des produits destinés à ses consommateurs – la transmission de la composition des produits, de la formule utilisée. Ce faisant, elle tente d’accéder indirectement à nos secrets industriels. Après avoir subi le règlement Reach et nos réglementations sur les cosmétiques, elle nous rend la pareille. C’est une mesure non pas de rétorsion, mais de réciprocité.

La Chine s’adapte avec agilité et subtilité aux réglementations européennes. Outre un certain nombre de renseignements sur les produits, elle demande la désignation d’un responsable qualité, responsable civilement, localisé sur le sol chinois. La Chine exige aussi que tous les contrôles qualité et sécurité qu’elle effectue soient à la charge des entreprises qui exportent. C’est un enjeu colossal, puisqu’on ne peut pas se passer du marché asiatique, qui représente plus de 2 milliards d’euros d’exportation pour les entreprises cosmétiques françaises.  

Et pour des pays candidats à l’entrée dans l’UE ?

Lors du colloque de l’Assemblée nationale du 26 avril 2024 sur les directives CSRD et CS3D, les pays de l’Est déjà membres de l’Union et les pays candidats se sont opposés à l’inflation législative européenne. Les premiers demandent de ralentir les réformes parce qu’ils n’arrivent plus à suivre compte tenu des exigences de ces normes. Cela rejoint ce que j’observe lorsque je participe à des conférences dans d’autres pays, notamment du Maghreb, qui ne comprennent pas ce que font les Européens. À leurs yeux, nous sommes allés loin et sommes trop exigeants.

Les pays de l’Est candidats à l’Union encensent ces normes, affirment être prêts pour elles, afin de s’assurer l’entrée dans l’UE. Les pays de l’Est déjà membres n’ont pas le même discours. Les deux argumentaires sont très intéressants. L’un, réaliste, venant de ceux qui subissent et qui essaient de suivre puisque déjà dans l’Union. Et l’autre, plus emphatique et politique, pour justement y entrer.  

Et pour une nouvelle entreprise, qui part de zéro, ne serait-ce pas plus simple de s’adapter aux normes européennes ?

Si, c’est la chance de certains pays asiatiques qui, eux, partent de rien et qui, par conséquent, peuvent prendre la bonne direction tout de suite. En revanche, nous ne pouvons pas priver les pays émergents de leur croissance et des avantages qu’elle apporte, avec les outils que nous connaissons, quand nous-mêmes Occidentaux l’avons fait pendant des années. C’est pour cela que l’effort est plus conséquent en Europe et qu’il existe peut-être une distorsion de concurrence. Puisque nous avons davantage pollué et profité, nous portons davantage la responsabilité de ce qu’il se passe sur la planète. Il nous incombe donc de faire plus d’efforts.

Propos reccueillis par Chloé Lassel

[1] Cass. Crim 7 septembre 2021 n°19-87-031, n°19-87-036, n°19-87-367 publié au bulletin (Affaire Lafarge) ; Cass. Com., 27 septembre 2017, 16-12.907, inédit ; CE, 15 nov. 2019, no 428292 (Affaire des « mandats postaux »)

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