État des lieux du devoir de vigilance avec Dominique Potier, le rapporteur de la loi, sept ans après son entrée en vigueur en France. Pour le député, les lenteurs d'application de ce texte qui vise à prévenir les violences du marché s’expliquent par son caractère révolutionnaire.

Décideurs Juridiques. En 2019, vous disiez croire, à un média luxembourgeois, à propos du devoir de vigilance, que “la justice [allait] très rapidement rappeler que ce n’[était] pas une option, mais une obligation”. Avez-vous été déçu par l’hésitation des juges dans les premières affaires françaises en la matière ?

Dominique Potier. Il n’y a rien de surprenant à ce que la mise en œuvre de la loi sur le devoir de vigilance prenne du temps et demande des ajustements. C’est un texte innovant qui permet de dépasser l’obstacle de l’extraterritorialité en établissant le principe de responsabilité du donneur d’ordres, c’est-à-dire à celui qui est le plus puissant économiquement. Il confie aux sociétés transnationales la responsabilité de prévenir les risques majeurs en matière d’atteinte aux droits humains et à l’environnement sur toute la chaîne de production. Le devoir de vigilance est une révolution juridique qui potentiellement porte en elle une révolution économique. Si nous cherchons un équivalent quant à la portée juridique du texte de droit sur le monde de l’entreprise, il faut remonter à la loi Nadaud sur les accidents du travail de 1898. Il aura fallu une dizaine d’années avant que le dispositif ne se déploie et change les rapports du travail en matière de prévention des risques.

Pour revenir au devoir de vigilance français, il y a eu une longue hésitation sur la répartition des rôles entre les juridictions. L’examen de la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire a permis de clarifier les choses : les questions relatives au devoir de vigilance ne relèvent pas des juridictions civiles, ni du tribunal de commerce.

D’autre part, c’est le seul tribunal judiciaire de Paris qui est désormais compétent pour l’examen de ces affaires. À cette fin, une nouvelle chambre spécialisée a été créée à cette fin.

Les ONG se plaignent régulièrement de l’absence d’application judiciaire de la loi sur le devoir de vigilance. La création de la cour d’appel spécialisée et ses premières décisions sur la recevabilité vont-elles faire sortir les juges de leur immobilisme ?

On a assisté à un moment de sidération face à l’innovation de la loi sur le devoir de vigilance, combiné à l’enthousiasme des ONG qui dénoncent régulièrement les effets néfastes d’une mondialisation sauvage et qui souhaitaient s’appuyer sur le devoir de vigilance dans plusieurs dossiers. Deux éléments vont dissiper ce moment de confusion : la création d’une chambre spécialisée et le débat européen autour de la directive. La transposition du texte européen en droit français va permettre de préciser des éléments juridiques absents de la loi de 2017. De quoi apporter fluidité et clarté dans l’examen des dossiers relevant du devoir de vigilance.

L’exclusion du secteur financier du champ d’application de la directive européenne sur le devoir de vigilance marque-t-elle une petite défaite des valeurs humanistes face au capitalisme ?

L’intégration des activités aval des institutions financières et bancaires est une controverse de fond. Si le secteur est bien concerné par la loi sur le devoir de vigilance pour une partie de ses activités – dites en amont et liées à son organisation –, ses acteurs n’engagent pas leur responsabilité du fait des activités (en aval) qu’ils financent et dans lesquelles ils investissent. La France n’avait pas tranché ce point et, sous son impulsion, ainsi que celle d’autres États, l’Europe a adopté une position de ­retrait. Nous le regrettons.

Le débat reste ouvert et renvoie à une extension future du devoir de vigilance au secteur financier, soit à une loi ou à une directive spécifique sur la responsabilité du secteur financier.

On reproche souvent à la loi française sur le devoir de vigilance la faiblesse de sa portée punitive. Qu’en dites-vous ?

La loi française avait laissé à dessein une grande liberté d’appréciation au juge. Elle a fait un pari sur une matière nouvelle en laissant le soin à la jurisprudence d’établir une échelle de sanctions. Il était difficile de faire autrement en 2017, mais, à terme, on aura, avec la jurisprudence ou des textes supplémentaires, un quantum des peines. C’est l’occasion de rappeler que c’est la mise en cause de leur réputation qui dissuade les entreprises de recourir à des sous-traitants qui dégradent l’environnement ou méprisent les droits humains, autant que les sanctions financières qu’elles peuvent encourir. Dans de nombreux secteurs, la publicité d’un procès fondé sur le devoir de vigilance est plus lourde de conséquences pour une société que des peines légales.

Ce débat est indissociable de celui sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises mis sur la table avec la directive CSRD sur le reporting extra-financier des entreprises. C’est la seconde révolution à l’échelle européenne en la matière et un instrument qui a vocation à être utilisé de concert avec le devoir de vigilance. La CSRD va devenir une sorte de nouvelle grammaire des droits humains et du ­respect de l’environnement dans la marche des entreprises. Elle va constituer un corpus de connaissances, un référentiel, qui nourrira l’établissement des responsabilités pour le devoir de vigilance. Elle instaure un grand système de comptabilité et de prévention, tandis que le devoir de vigilance, lui, établit un système de ­responsabilités et de ­sanctions ­potentielles.

À nouveau, pour les sociétés transnationales, les sanctions financières pèsent moins que le risque que représentent pour elles la dégradation de l’image et la perte de confiance des salariés. C’est ce dernier point qui m’a frappé dans le dialogue – plutôt fécond – que j’ai pu avoir avec ces sociétés. Aujourd’hui, il y a une prise de conscience à l’échelle mondiale de l’importance des questions relatives à la dignité humaine et au fait que l’on habite une maison commune, ce qui a permis des progrès considérables ces derniers temps.

Quels retours avez-vous de l’application de cette loi par ceux qui y sont soumis ?

Il y a deux profils d’entreprises. Celles qui se disent que c’est une nouvelle donne dans la mondialisation et qui ont engagé une révision systémique de leur processus de production. Celles-là favorisent la montée en puissance du respect des droits, des politiques de prévention ­d’accidents du travail, du droit sur le travail des enfants, le respect de normes environnementales minimales. Elles entraînent leurs sous-traitants et leurs partenaires dans une logique de production soutenable et respectueuse des droits du travail. Elles vont parfois jusqu’à revoir la cartographie de leur sous-traitance et de leurs filiales pour tenir compte des nouvelles contraintes européennes. Elles ont engagé une réforme systémique qui touche le cœur de l’entreprise. Pourquoi font-elles ça ? Pour des raisons éthiques. Parce qu’à tous les étages de l’entreprise, on trouve des personnes qui ont compris qu’il était important de bâtir cette économie humaniste. Si dans un certain nombre de secteurs, ces réformes s’apparentent à une stratégie commerciale, cette première catégorie d’entreprises suit un processus sincère et durable de changement de sa façon d’être et de produire.

D’autres entreprises ont une interprétation plus pragmatique, voire cynique, de l’esprit de la loi. Elles considèrent que la loi sur le devoir de vigilance les invite surtout à se protéger juridiquement. Ces sociétés « cochent les cases » pour ne pas être mises en cause. Mais la loi sur le devoir de vigilance n’est pas faite pour protéger les entreprises, elle est conçue pour protéger les victimes des pratiques de certaines ­entreprises.

Des experts de la compliance répètent souvent que les entreprises n’auront pas le choix : s’adapter ou mourir. Qu’en pensez-vous ? Les outils juridiques en place sont-ils suffisants pour provoquer un changement de modèle ou faut-il encore en inventer d’autres ?

J’aurais aussi tendance à dire qu’on n’a pas le choix. Si l’on ne s’adapte pas, l’on se place dans une spirale de dégradation des écosystèmes qui finira par peser sur l’économie, avec une pénurie des ressources notamment.

Les atteintes aux droits humains et les humiliations subies par les victimes de cette sous-traitance inhumaine – cet esclavage moderne – aboutiront nécessairement à des violences. Le devoir de vigilance contribue à prévenir ces violences. Si certaines entreprises ne nourrissent pas l’ambition de protéger la planète et la dignité humaine, elles peuvent choisir de préserver la capacité de produire de façon durable dans une économie mondialisée, et éviter les violences peu propices au bon fonctionnement du marché.

Le rapport Draghi menace-t-il les textes européens relatifs à la RSE, comme on a pu le lire de part et d’autre dans la presse ? Et en particulier le devoir de vigilance ?

Le rapport Draghi sur la CSRD, c’est un peu comme si on mettait en cause la complexité du Code de la route en oubliant qu’il est fait de donner à tous la liberté d’être mobile et de la faculté de le faire en toute sécurité. Il ne faut jamais oublier que la CS3D ne s’adresse pas directement aux PME, mais bien aux grandes entreprises et que, contrairement à ce qu’affirme le rapporteur, le respect effectif de normes environnementales et sociales minimales est non seulement une question éthique fondamentale, mais au long cours, un facteur de compétitivité.

Vous avez dit qu’“une des causes des malheurs observés dans le monde vient de la séparation juridique entre les maisons mères et leurs filiales”. Quels seraient les prochains domaines à réguler selon vous pour adapter l’économie à l’urgence climatique et la rendre davantage éthique ? L’IA ?

Toutes les technologies et tous les progrès scientifiques sont susceptibles d’être mis au profit d’une concentration des pouvoirs, ou à l’inverse au profit d’une société plus juste et plus démocratique. Par principe, l’IA n’est ni une bonne chose ni une mauvaise chose. Mais il nous faut la maîtriser et l’orienter, avec la science et la conscience.

Il y a d’autres facteurs de progrès à explorer : la fiscalité et la taxonomie. Avec la fiscalité, on pourrait imaginer un concept hybride qui ne prenne pas seulement compte, pour taxer les entreprises, de leurs performances économiques, mais qui s’appuierait également sur leurs performances sociales et environnementales. Ainsi, la puissance publique investirait dans la prévention des risques humains et environnementaux plutôt que dans leur réparation. L’autre champ de progrès concerne la taxonomie. La publicité que nous lui donnerons doit permettre aux citoyens, et pas seulement via la commande publique, d’agir en conscience et d’acheter des produits ou des services de manière éclairée en sélectionnant un processus de production durable. C’est le langage qui s’affranchit de la servitude du monde marchand.

Au cœur du Green Deal européen, le ­devoir de vigilance constitue l’une des réponses à la question de Mireille Delmas-Marty : “Que peut le droit ?”

Propos recueillis par Anne-Laure Blouin

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