La CEDH statuait pour la première fois en matière de changement climatique. Sur les trois affaires portées devant elle par des citoyens européens, seule une a donné lieu à une condamnation de la Suisse. Pour l’avocate Corinne Lepage, interrogée par Décideurs Juridiques, la décision est historique.
Justice climatique devant la CEDH : la Suisse condamnée, les requêtes françaises et portugaises rejetées
C’est une petite victoire pour les citoyens soucieux des conséquences du changement climatique. La Cour européenne des droits de l’Homme rendait son verdict aujourd’hui, 9 avril 2024, dans trois affaires de Grande Chambre. Les juges de Strasbourg ont condamné la Suisse, mais ont rejeté les requêtes de Damien Carême contre la France et de six jeunes Portugais contre 32 États. Corinne Lepage, avocate associée chez Huglo-Lepage qui représente la commune de Grande-Synthe dans l’affaire qui concerne la France, souligne l’importance de la décision : “C’est la première fois qu’une juridiction internationale reconnaît que la carence climatique d’un État porte atteinte aux droits humains. Cela avait déjà été consacré par des juridictions nationales, au Montana ou en Allemagne, mais jamais pas une juridiction internationale.”
Qualité de victime sélective
Si la CEDH ouvre la porte à la justice climatique, elle le fait à des conditions très strictes. “Une seule action a été jugée recevable. C’est celle de l’association.” À l’exclusion des demandes des six jeunes Portugais (affaire Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres), des quatre Suisses (affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse) et du Français Damien Carême (Carême c. France). L’ancienne ministre de la Transition écologique explique que dans l’arrêt de plus de 400 pages qu’elle a terminé de lire dans le train qui la ramenait à Paris “la Cour rappelle les conditions très rigoureuses quant à la particularité du dommage climatique et à la situation du requérant”. Pour pouvoir se prévaloir de la qualité de victime d’un grief climatique, la Cour indique dans sa décision sur la Suisse qu’il faut démontrer qu’on est “personnellement et directement touché par l’action ou l’inaction des pouvoirs publics”. Deux critères rentrent en ligne de compte : “une exposition de manière intense aux effets néfastes du changement climatique” et un “besoin impérieux d’assurer la protection individuelle du requérant”. Deux critères qu’une phrase de l’arrêt résume très bien : “Le seuil à partir duquel la qualité de victime peut être établie dans les affaires de changement climatique est particulièrement élevé.” Deux critères qu’aucun particulier ne remplit selon Corinne Lepage.
Préoccupation pour l’humanité tout entière
“Mais la Cour étend un peu sa jurisprudence sur la recevabilité des associations”, reprend l’avocate, car quand bien même elle exclut les actions populaires, elle juge opportun d’autoriser une association à agir en justice “compte tenu de la nature particulière du changement climatique, sujet de préoccupation pour l’humanité tout entière, et de la nécessité de favoriser la répartition intergénérationnelle de l’effort”, peut-on lire dans l’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse.
Ce qui a été jugé pour les États est transposable aux entreprises
L’avocate en droit de l’environnement remarque que la Cour a procédé à “un examen extrêmement minutieux de la politique menée par la Suisse” pour considérer qu’il y avait un manquement à ses obligations en matière de climat. C’est aussi en cela que la décision est historique : la CEDH a reconnu pour la première fois que la carence climatique d’un État portait atteinte à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme de 1950 (ConvEDH). “Ce qui est intéressant, c’est qu’elle a admis une atteinte à l’article 8 qui consacre le droit à la vie privée et familiale, mais pas à l’article 2 qui consacre le droit à la vie. Pour constater une telle atteinte, il faut établir l’existence d’un risque de mort imminente.” Pour Corinne Lepage, ce qui a été jugé pour les États est transposable aux entreprises, lesquelles pourraient bien se voit reprocher leur carence climatique et des atteintes aux droits humains. Encore plus dans un contexte où les réglementations relatives aux droits humains, notamment les directives CS3D et CSRD, se multiplient.
Autre signe positif envoyé par la Cour européenne dans l’arrêt concernant la Suisse : l’affirmation de la réalité du changement climatique anthropique et de l’insuffisance de l’action des États pour limiter le réchauffement à 1,5 degré. La CEDH constate que même si la Convention s’applique aux citoyens actuels de l’Union, “il n’en reste pas moins clair que les générations futures risquent de supporter le fardeau croissant des conséquences des manquements et omissions d’aujourd’hui dans la lutte contre le changement climatique”.
Pour Greta Thunberg, postée à Strasbourg le jour du verdict en compagnie d'autres militants, cette décision n'est qu'un début. L'ONG Notre affaire à tous considère pour sa part qu'elle “ouvre la porte à la responsabilité climatique des États”. Elle reconnaît que "le changement climatique constitue une menace pour les droits fondamentaux et que les États ont la responsabilité de prendre les mesures qui s'imposent”.
Actions de générations
C’est en septembre 2023 que six Portugais avaient dirigé leur action contre 32 États, parmi lesquels les États membres de l’Union européenne, la Norvège, la Suisse, la Turquie, le Royaume-Uni et la Russie. Pour ces jeunes nés entre 1999 et 2012, tous ces pays qui ne prennent pas de mesures suffisantes pour les protéger du changement climatique bafouent leurs droits. L’élément déclencheur de leur action en justice : la dévastation causée par les incendies mortels qui ont ravagé plusieurs régions du Portugal en 2017. La Cour rejette leur requête. Ils auraient dû épuiser les voies judiciaires dans leur pays avant de s’adresser à elle.
La seconde affaire a été portée contre la Suisse par l’Association des aînées pour la protection du climat suisse (Verein KlimaSeniorinnen Schweiz) et quatre femmes âgées entre 78 et 89 ans, en novembre 2020. Seul arrêt dans lequel la Cour est entrée dans le vif du sujet : elle a conclu que la Confédération suisse avait manqué à ses obligations, et établi “notamment un manquement des autorités suisses à quantifier, au moyen d’un budget carbone ou d’une autre manière, les limites nationales applicables aux émissions de gaz à effet de serre (GES)”. Elle a également relevé que la Suisse n’avait pas atteint ses objectifs passés de réduction des émissions de GES. Les juges européens condamnent in fine la Suisse à verser à l’association des aînées 80 000 euros et la laissent libre de choisir les mesures à prendre pour mettre un terme à la violation de l'artice 8 de la ConvEDH, estimant la Confédération suisse et le Comité des Ministres mieux placés qu'elle pour le faire.
Du côté français, la plainte déposée en janvier 2021 par le député du parti écologiste français Damien Carême, ancien maire de la commune de Grande-Synthe menacée par la montée des eaux, a fait chou blanc. Selon les juges, Damien Carême ne justifiait d’aucun lien pertinent avec la commune de Grande-Synthe. La décision indique également qu’il ne vivait pas actuellement en France (élu au Parlement européen, l’ancien maire a quitté Grande-Synthe en 2019 pour s’installer à Bruxelles). Deux éléments qui l’empêchent de se prévaloir du droit à la vie et du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile prévus par la Convention, et même de la qualité de victime. Son passé de maire de Grande-Synthe ne lui donnait pas plus de crédit pour représenter la commune en proie à la montée des eaux, puisque, selon la jurisprudence, les communes restent considérées comme des “organisations gouvernementales n’ayant pas qualité pour saisir la Cour”. En France, le 10 mai 2023, la commune de Grande-Synthe avait obtenu gain de cause, pour la troisième fois, dans le litige qui l’oppose à l’État pour insuffisance des mesures prises au regard du dérèglement climatique.
Anne-Laure Blouin