François-Henri Briard, avocat aux Conseils, et Raphaël Kaminsky, avocat associé chez Teynier Pic, reviennent pour Décideurs Juridiques sur la décision de la Cour de cassation rendue le 23 novembre dernier dans l’affaire des bananeros.

Du nouveau dans l’affaire des bananeros nicaraguayens devant la Cour de cassation. Le jeudi 23 novembre, la Haute Juridiction rejetait le pourvoi en cassation formé par les ouvriers relatif à la validité des saisies conservatoires à l’encontre de la Dow Chemical Company. Entretien avec François-Henri Briard, avocat aux Conseils, et Raphaël Kaminsky, avocat associé chez Teynier Pic.

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Décideurs. Comment résumez-vous la décision rendue par la Cour de cassation ?

François-Henri Briard. Après un délibéré de plusieurs semaines, la Cour de cassation a rejeté notre pourvoi. Le débat tenait à une question : faut-il, pour pratiquer une saisie conservatoire, apporter au juge la preuve concrète de l’existence certaine de circonstances menaçant le recouvrement ou simplement un faisceau d’indices sur l’existence de simples facteurs susceptibles de menacer l’exécution de la créance ? La Cour de cassation n’a pas tranché cette question de droit tenant à l’interprétation de la loi. Elle a jugé que l’interrogation relevait du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond, et qu’il s’agissait d’un débat de pur fait dans lequel elle refusait de rentrer. Mais, à aucun moment, elle n’a dit que notre créance n’était pas sérieuse. C’est pour nous une non-décision et un non-événement, qui ne nous empêchera évidemment pas le moment venu, de faire exécuter en France et en Europe les décisions nicaraguayennes exéquaturées.

Raphaël Kaminsky. La décision était très sommaire. Le message est difficile à interpréter. D’autant que nous avions beaucoup de signaux plutôt très encourageants de la part de la Cour de cassation qui avait soulevé un moyen d’office qui n’était pas prévu et qui ouvrait la porte à cassation. Aucun lobby et aucune influence politique ne sont entrés en jeu.

Quelle était votre stratégie devant la Cour de cassation ?

F.-H. B. Notre stratégie devant la Cour de cassation a consisté à dire que même si The Dow Chemical Company est une société parfaitement solvable, avec 53 milliards de chiffre d’affaires par an, il existait tout de même des circonstances susceptibles de menacer l’exécution de la créance. Nous avions réuni devant les juges du fond des indices clairs et concordants qui montraient que ces sociétés américaines ont en réalité fui la justice de tous les pays (Nicaragua, Etats-Unis, France, Europe…) tout simplement pour ne pas payer, se bâtir une véritable immunité de juridiction et aboutir ainsi à un déni de justice.

Avez-vous ressenti une frustration après l’annonce du délibéré ?

F.-H. B. Je regrette bien sûr que la Cour de cassation n’ait pas apporté de réponse à la question de droit que nous lui avions posée. Comme le disait Montesquieu, “le juge est la bouche de la loi”, il doit donc appliquer la loi, l’exécuter et l’interpréter. Mais la Cour de cassation a statué en toute impartialité et en toute indépendance et il ne m’appartient pas de la critiquer.

R. K. C’est évidemment une déception. Une décision favorable de la Cour aurait permis de faire de nouvelles saisies. On attendait beaucoup de cette décision car c’était, en attendant l’exequatur, le seul moyen de faire pression sur les multinationales débitrices pour les amener à la résolution amiable du litige. Finalement, elles n’auront pas cette épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Rien ne les motivera à transiger aujourd’hui, d’autant qu’ils ont obtenu une décision qui leur était favorable en première instance [par un jugement du 11 mai 2022, le tribunal judiciaire a rejeté la demande d’exequatur des demandeurs, ndlr]. Les déceptions font partie du risque et de l’aléa judiciaire qu’on ne connaît que trop bien en matière contentieuse.

Que pensez-vous de cette décision sur le plan moral ?

F.-H. B. Je la regrette car ce dossier a une dimension humaine considérable. Il y a 1 245 victimes, et plus d’un tiers d’entre elles sont à ce jour décédées. Chaque jour, ces victimes vieillissent, meurent et attendent d’être indemnisées dans le cadre d’une procédure qui a été engagée il y a plus de vingt ans. Ces hommes et ces femmes payés 50 dollars par mois, véritables esclaves de sociétés prospères, ont beaucoup souffert (cancers, malformations, stérilités, etc…). C’est une situation sur le plan humain qui est très choquante. C’est d’autant plus choquant que nos adversaires nous opposent un grief de fraude qui ne repose sur aucun élément sérieux. La décision de première instance à Chinandega a été rendue par une juge remarquable, indépendante et impartiale, quand le pays était sous la présidence d’Arnoldo Aleman, et avant l’élection de Daniel Ortega. Elle date d’une époque où le Nicaragua était une République démocratique avec une justice indépendante. La décision rendue par le juge de Chinandega était très motivée et fait référence aux principes français de responsabilité civile. Pour la rendre, la juge a accompli un travail titanesque, a examiné les faits au cas par cas, victime par victime. Beaucoup des 1700 demandeurs ont vu leur dossier écarté pour défaut de causalité entre la pathologie et le pesticide, après des expertises médicales méticuleuses. Mais pour les autres, leurs pathologies se rattachaient clairement à l’usage du Némagon. Le préjudice a été individualisé pour chacun et l’indemnisation fixée en fonction de paramètres précis.

R. K. Il y a clairement une volonté de décrédibiliser les demandeurs à l’exequatur depuis le début. Tous les arguments possibles et imaginables ont été soulevés en première instance. Ce combat c’est clairement celui de David contre Goliath.

Une deuxième procédure est pendante devant la cour d’appel, celle de l’exequatur de la décision nicaraguayenne. N’avez-vous pas l’impression d’avoir perdu une bataille pour mieux remporter la guerre ? 

R. K. C’est exact. Ce contentieux devant la Cour de cassation était accessoire à l’ensemble de l’affaire. La vraie bataille se livre dans le cadre de l’exequatur qui permettra de mettre en exécution en France et en Europe les décisions de justice nicaraguayennes. Cela sera un combat de longue haleine qui se livrera sur un an voire dix-huit mois, mais on ira au bout.

Quel impact cette décision de la Cour de cassation aura sur la procédure d’exequatur ?

F.-H. B. Cette décision souligne toute l’importance de l’arrêt à venir de la cour d’appel de Paris. Car si nous obtenons l’exequatur, les décisions de justice nicaraguayennes auront la même valeur juridique qu’un jugement français. Nous pourrons poursuivre son exécution (et nous le ferons avec une farouche détermination) non seulement en France mais aussi en Europe, grâce au règlement européen 1215/2012 d’exécution des décisions de justice dans toute l’Union européenne. Gagner l’exequatur en France ce sera pouvoir exécuter les décisions nicaraguayennes dans toute l’Europe, en particulier où Dow Chemical Company possède des actifs.

Le mot de la fin ?

R. K. Cette décision de la Cour de cassation ne remet pas en question le combat judiciaire qui continue devant la Cour d’appel de Paris et nous sommes plus déterminés que jamais.

F.-H. B. Thomas Jefferson ambassadeur des États-Unis à Paris a écrit que “tout homme a deux patries, son pays et la France”. Transposée à notre affaire, nous espérons que ces hommes et ces femmes du Nicaragua pourront dire un jour : “Nous avons deux patries, le Nicaragua et la France.”

Propos recueillis par Nora Benhamla

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