Le 25 mai, Tierra Digna a demandé à trois banques françaises de cesser de financer l’activité de l’entreprise suisse Glencore, spécialisée dans l’extraction minière, sur le fondement du devoir de vigilance. L’occasion de discuter de la loi française, du projet de directive européenne et de l’avenir des contentieux climatiques avec Emmanuel Daoud, fondateur de Vigo & Associés et conseil de l’association colombienne.
Emmanuel Daoud (Vigo & Associés) : “Ceux qui veulent empêcher l’intégration du climat dans la directive sur le devoir de vigilance mènent un combat d’arrière-garde”
Décideurs. Vous avez accompagné l’association Tierra Digna dans leur démarche de mise en demeure de la BNP Paribas, du Crédit agricole et du groupe BPCE de cesser le financement des activités d’extraction minière de Glencore, important acteur de l’industrie fossile. La mise en demeure est une première étape, quelle est la suite ? Préparez-vous déjà une assignation sur le fondement du devoir de vigilance ?
Emmanuel Daoud. Les entreprises mises en demeure ont d’abord trois mois pour répondre. Je ne suis que le mandataire de Tierra Digna et j’ignore encore quelles instructions l’association me donnera par la suite. Les décisions seront prises après les réponses des mis en cause. La réaction de Glencore ne devrait pas se faire attendre puisqu’une assemblée générale a lieu aujourd’hui (vendredi 26 mai, ndlr) en Suisse. Mettre en demeure ses investisseurs en amont était un choix stratégique. Mais nous pouvons d’ores et déjà affirmer que nous disposons des éléments suffisants pour délivrer une assignation.
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Contexte oblige, que pensez-vous de la décision du juge des référés du tribunal judiciaire de Paris du 28 février dernier qui déclare irrecevables les demandes des ONG dans le litige les opposant à TotalEnergies, concernant les projets pétroliers Tilenga et EACOP en Ouganda et en Tanzanie ? Cette décision n’est-elle finalement pas un « ni-ni », ni une défaite ni une victoire pour l’une ou l’autre des parties ?
Est-ce une victoire pour Total ? Je ne le crois pas. Une défaite pour les ONG demanderesses ? Je ne le crois pas non plus. Elles auraient sans aucun doute préféré que le juge fasse droit à leur demande. Mais le juge des référés ne s’est pas prononcé sur le fond du dossier, ce n’est pas son rôle. La question reste entière. Le juge des référés n’a pas donné son avis sur le projet Ouganda. Il n’y a pas non plus eu de décision permettant à TotalEnergies de dire que les projets pointés du doigt par les ONG étaient respectueux de l’environnement, de la biodiversité et des droits humains. Mais au stade de l’évidence – car le juge des référés est le juge de l’évidence –, le juge n’affirme pas davantage que le plan de vigilance de TotalEnergies respecterait au fond l’ensemble des prescriptions imposées par la loi Vigilance de 2017.
Le juge des référés estime que la loi française sur le devoir de vigilance est imprécise. Pensez-vous que l’affaire Tierra Digna contre Total pourra faire avancer la jurisprudence en la matière ?
La loi sur le devoir de vigilance n’est ni détaillée ni précise. Quant à la question de savoir si l’affaire Tierra Digna pourra faire avancer la jurisprudence en la matière, il est trop tôt pour le dire, car nous avons seulement mis en demeure les investisseurs de Glencore. Mais si nous décidons d’agir, alors oui je pense que le juge pourra, comme dans bon nombre de contentieux, interpréter la loi. Les ONG qui ont saisi le juge des référés pour enjoindre TotalEnergies à abandonner ses projets en Ouganda le pensaient aussi. Une prochaine donnera une occasion à un autre juge d’y répondre. Et avec le devoir de vigilance européen, on peut imaginer un télescopage, avec des contentieux français lus à la lumière de la future directive. Bien que le texte ne soit pas un règlement qui s’impose directement aux États membres, la directive aura bel et bien un impact. Elle ira plus loin que la loi française et concernera un plus grand nombre d’entreprises, avec des seuils revus à la baisse et des obligations qui pèseront sur les conseils d’administration.
Que manque-t-il au devoir de vigilance français pour être efficient sur le plan juridique et pour devenir véritablement contraignant pour les entreprises ?
Je considère que l’existence de cette loi a déjà porté ces fruits. Il y a bel et bien un avant et un après 2017, année de l’entrée en vigueur de la loi sur le devoir de vigilance. Les ONG, quelle que soit leur spécialité, ont multiplié les actions. Sans le devoir de vigilance, les banques n’auraient jamais pris des engagements comme ceux de cesser de financer l’énergie fossile avec des échéances. Jamais des qualifications pénales comme le travail forcé ou la mise en esclavage n’auraient été brandies à l’encontre d’entreprises. Prenez l’affaire Lafarge. On n’aurait jamais imaginé interpeller des entreprises pour des crimes contre l’humanité. Il reste qu’il est difficile de rapporter la preuve du lien de causalité entre les insuffisances du devoir de vigilance et les dommages causés à un pays tiers. Est-ce qu’on peut aller plus loin s’agissant de la définition du périmètre de vigilance à propos des fournisseurs et des sous-traitants de deuxième et troisième rang ? Oui, sans doute grâce au devoir de vigilance de la future directive. Dans les relations interentreprises, le devoir de vigilance viendra interférer. Je suis convaincu que ceux et celles qui veulent à tout prix empêcher l’intégration de la protection du climat dans la directive sur le devoir de vigilance, les lobbies en tout genre, mènent un combat d’arrière-garde et ont une vision obsolète. Le climat est le sujet central d’aujourd’hui et des années à venir. Arrêtons de dire que les scientifiques du GIEC sont caricaturaux. Nous sommes dans le scénario de Don’t look up. Il faut arrêter de se voiler la face, “notre maison brûle”.
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La loi sur le devoir de vigilance est-elle aussi contraignante que la loi pénale ? Non. C’est une loi civile. Mais ce n’est pas non plus du droit mou. Ce n’est pas code de bonne conduite, c’est une loi qui fait des petits à l’étranger. C’est quelque chose de tangible. Et surtout, les entreprises ont changé leur façon de faire. Dans les entreprises cotées, il y a des comités RSE, de développement durable, et la rémunération des dirigeants est indexée sur leurs performances sociétales. Les syndicats peuvent interpeller les directions générales sur ces sujets. Avant, la RSE faisait partie de la communication. Maintenant, on a des directions compliance, RSE, droits humains avec des équipes et des budgets dédiés.
Selon vous, faut-il multiplier les actions en justice dans divers domaines pour que le juge puisse préciser le champ du devoir de vigilance ?
Oui, il faut multiplier les initiatives contentieuses pour parvenir au résultat escompté d’une protection optimale des droits humains, sur le plan de la santé, de l’environnement et demain du climat. Un mot qui, d’ailleurs, pourrait être intégré dans le devoir de vigilance de la directive européenne. Il faut mettre une pression positive sur les bailleurs de fonds, les banques, les fonds d’investissement, les interpeller à cesser de financer les industries polluantes.
En 2021, avec l’affaire du siècle, Notre Affaire à tous a atteint son objectif qui était de faire constater par le juge administratif le non-respect par l’État français de ses engagements de réduction de gaz à effet de serre. Condamner l’État pour inaction climatique amorce un cercle vertueux, car pour se conformer, il doit en appeler à tous les secteurs, de l’industrie à l’agriculture à respecter le droit de l’environnement. Et in fine à laisser une planète respirable, un monde où nos enfants pourront vivre décemment.
Pensez-vous que les entreprises puissent collaborer avec les parties qu’elles lèsent, ou que l’on arrive dans une ère d’affrontement entre les victimes des pollutions et les entités qui les génèrent, comme le Giec l’a relevé dans son 6e rapport ?
En qualité d’avocat, je défends des entreprises et je défends des ONG. Je suis systématiquement favorable au dialogue et à la collaboration. C’est d’ailleurs inscrit dans le devoir de vigilance. Pour établir une cartographie des risques, il faut solliciter les parties prenantes : salariés, collaborateurs et ONG. Les avocats ne peuvent que conseiller aux entreprises de dialoguer pour élaborer leur plan de vigilance. Plus largement, je crois à la collaboration. Je crois qu’il ne faut pas dépeindre les entreprises comme étant uniquement motivées par la recherche du profit, car au sein de ces entreprises, il y a des hommes et des femmes qui travaillent réellement sur des sujets de RSE, qui cherchent des solutions durables. Les entreprises peuvent faire du profit, protéger leur réputation tout en respectant les droits humains. Le dialogue empreint d’authenticité et de loyauté peut marcher. Certes, l’augmentation des contentieux climatique peut être une nouvelle constante, mais le dialogue reste utile et efficace. Un dialogue au sein duquel les avocats trouvent toute leur place pour accompagner les parties prenantes dans la négociation.
En dehors du devoir de vigilance, sur quels fondements peut-on contraindre les entreprises dont l’activité est polluante ou repose sur l’exploitation des ressources à revoir leur modèle ? Peut-on agir sur le terrain du greenwashing ?
Le greenwashing constitue un outil supplémentaire pour les parties prenantes de l’entreprise, les clients, les salariés, les syndicats, les ONG. Un autre projet de directive est en cours. Le fondement des pratiques commerciales trompeuses permet déjà l’intervention du juge dans le cas où une entreprise investit des sommes considérables en communication pour dire que ses produits n’ont pas d’impact sur l’environnement alors que c’est faux. Il appartient aux juristes de faire preuve de créativité et d’utiliser tous les outils à leur disposition pour combattre ces comportements. Il existe beaucoup d’outils pour avancer sur le terrain de la protection de l’environnement et de la santé. Les avocats sont là pour prévenir leurs clients en amont. C’est la réputation des entreprises qui est en jeu.
Propos recueillis par Anne-Laure Blouin
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