Sabrine Aouida est cofondatrice et chief impact officer de Weefin, une fintech à impact qui accompagne, par le biais de sa plateforme, des acteurs financiers dans le développement de leur stratégies de durabilité. Alors que se termine la Semaine de la finance durable, la CIO revient sur l’importance de la prise en compte du risque climatique dans les portefeuilles d’actifs, le défi de la collecte des données et la vertu éducative d’une réglementation pourtant de plus en plus contraignante.
Sabrine Aouida (Weefin) : "Le risque de non-conformité est mineur face au risque climatique"
Décideurs. À l’occasion de la Semaine de la finance durable, on parle beaucoup de lutte contre le "greenwashing", qu’en est-il de la prise en compte du risque climatique ? Comment ces deux enjeux sont-ils appréhendés par les acteurs financiers ?
Sabrine Aouida. Ils sont différents et n’ont pas la même temporalité. Le risque de greenwashing est présent à court terme. Notamment car les régulateurs sont de plus en plus réactifs. Ils sanctionnent les acteurs accusés de manquer de sincérité sur leurs objectifs extra-financiers. Le risque climatique qui comprend un risque physique et de transitionencadré en France par l’article 29 [de la loi énergie Climat, ndlr] va plus loin que la réglementation européenne SFDR pour les investisseurs ou encore CSRD pour les entreprises. L’article oblige les investisseurs d’une part, à mesurer et publier l’impact de leur activités sur l’environnement et, d’autre part, à mesurer et publier le degré de vulnérabilité de leur portefeuilles au changement climatique. En encourageant les acteurs financiers à quantifier ce risque en euro, cette loi est une énorme avancée. Aujourd’hui, grâce notamment aux stress tests menés par les banques centrales, on connait beaucoup mieux la vulnérabilité des acteurs financiers au réchauffement climatique, les modèles ont été incorporés aux structures de la même manière qu’un risque financier.
"Il est important de savoir quelles sommes peuvent être perdues par les acteurs financiers en cas d’inaction pour se prévenir des risques climatiques"
Quel est le plus grand risque pour les acteurs financiers, le réchauffement climatique ou une sanction de l’AMF ?
Quand l’article 29 dit qu’il faut considérer les risques environnementaux et les mesurer, ce n’est pas qu’une contrainte réglementaire, il est important de savoir quelles sommes peuvent être perdues par les acteurs financiers en cas d’inaction pour se prévenir des risques climatiques. La réglementation est trop souvent perçue comme une contrainte, alors qu’elle a une vertu d’alerte et d’éducation. Le risque de non-conformité est mineur face au risque climatique. Les investisseurs qui n’agissent pas prennent le risque de ne pas anticiper les conséquences du réchauffement climatique sur leur portefeuille. Cependant, là où le risque d’image et de réputation peut avoir un impact plus fort qu’on le pense c’est lorsqu’une ONG ou la société civile saisit les tribunaux en cas de communication erronée, de non respect des engagements ou pire d’inaction climatique, le risque réputationnel est aussi important qu’une sanction réglementaire.
"Le risque de greenwashing est beaucoup plus subtil qu’on l’imagine"
Concernant le greenwashing, pourquoi la pratique perdure, malgré une réglementation de plus en plus sévère et un risque réputationnel avéré ?
Chez Weefin, nous accompagnons les acteurs financiers à agir sur ces deux risques, climatique et de greenwashing. Pour le second, la plupart du temps, ce n’est pas seulement une question de mauvaise volonté ou de mauvaise communication. Il peut s’agir d’un problème d’engagement en amont, car les standards ne sont pas assez élevés, ce qui se répercute sur l’ensemble de la chaîne d’investissement. Le risque de greenwashing est beaucoup plus subtil qu’on l’imagine ; il est parfois difficile à traiter en amont car il nécessite de l’expertise, de moyens et d’outils.
Les politiques d’exclusion sont de plus en plus adoptées par les acteurs financiers, sont-elles amenées à devenir la norme et ainsi exclure à jamais certains actifs, comme les hydrocarbures, des portefeuilles ?
À terme, certains actifs perdront de la valeur car ils n’auront pas pris le virage de la transition climatique. On les appelle couramment des actifs échoués. Ils deviendront moins compétitifs et seront probablement exclus des portefeuilles d’investissement, parfois même sans que cela soit explicitement lié à une politique d’exclusion. Actuellement, les fonds labellisés ISR sont obligés d’exclure les énergies fossiles de leurs portefeuilles, tandis que d’autres fonds ne pratiquent pas ces politiques, notamment en Asie ou aux États-Unis. Mais pour les investisseurs, la notion de seuil d’exclusion est cruciale. Certains actifs sont maintenus dans les portefeuilles parce qu’ils restent au-dessus des seuils d’exclusions ce qui peut amener à questionner l’ambition de ces stratégies. En parallèle, certains acteurs préfèrent une approche d’engagement, visant à influer sur les entreprises via les assemblées générales pour les inciter à mettre en place des plans de transition climatique.
"Les pratiques des investisseurs sont de plus en plus sophistiquées"
Aujourd’hui, quel est le plus grand défi à surmonter pour les acteurs financiers que vous rencontrez et qui veulent agir dans un cadre de finance durable ?
Quand nous avons lancé Weefin en 2018, donc avant la loi Climat et son article 29, la réglementation était moins précise. Actuellement, les pratiques des investisseurs sont de plus en plus sophistiquées, ils intègrent de plus en plus de données, et le font de mieux en mieux. L’information est aussi disponible plus facilement et en grande quantité. À titre d’exemple, aujourd’hui si vous voulez connaître l’exposition d’un parc immobilier aux risques climatiques, vous disposez de données en open source qui mesurent ces risques pour chaque immeuble. La difficulté réside dans la granularité de l’information. Pour un groupe international, qui a une antenne en France avec une usine basée à Paris et une autre en Bretagne, ces entités ne porteront pas le même risque d’exposition aux inondations par exemple. Il faut donc appliquer un niveau de risque différent pour deux usines d’un même groupe. Actuellement, pour un investisseur responsable, le défi reste la donnée, de choisir le bon modèle et bien sûr d’en faire quelque chose, de sorte que l’exercice ne se limite pas à la mesure et au reporting.
Propos recueillis par Céline Toni