Cela commence par une "petite blague", l’air de rien : même celle à qui elle s’adresse ne s’en aperçoit pas. Cela devient un commentaire sur la tenue vestimentaire – un compliment qui sexualise un peu trop la personne concernée. Et cela peut aboutir à un climat violent.

Ne peut-on "plus rien dire", ou certains mots ou attitudes ne seraient-ils pas plutôt le reflet d’une domination qui, peu à peu, entrave la carrière des victimes ? Selon les études, si les mentalités au travail évoluent, les comportements demeurent toujours trop nombreux à stigmatiser les individus – principalement les femmes – sous des prismes sexistes.

Le rapport du Haut Conseil à l’Égalité* (HCE), publié ce 22 janvier 2024, est sans ambiguïté : neuf femmes sur dix déclarent avoir personnellement subi une situation sexiste et un quart des hommes de 25-34 ans pensent qu’il faut parfois être violent pour se faire respecter. L’étude annuelle du cabinet Ekilibre menée par OpinionWay**, sortie le 18 décembre 2023, porte plus précisément sur les violences sexistes et sexuelles dans la vie professionnelle et marque la ténacité de ces comportements au travail : certes, en mars 2022, ce sont 60% des personnes interrogées (1 000 personnes actives représentatives de la population française) qui disaient être ou avoir été exposées à des agissements sexistes ou sexuels dans les douze derniers mois, et en décembre 2023, ce chiffre est de 49%. Mais peut-on se réjouir ? "C’est une légère tendance à la baisse qui reflète la lente mobilisation des entreprises et dont le résultat demeure néanmoins catastrophique : on reste à une personne sur deux exposée au sexisme au travail", indique Jean-Christophe Villette, psychologue du travail et fondateur d’Ekilibre, cabinet d’accompagnement RH spécialisé en QVCT et risques psychosociaux.

Les agissements sexistes ou sexuels proviennent à 48% de collègues (étude Ekilibre)

Blagues sexistes entre collègues

Les résultats de l’enquête Ekilibre recoupent ceux du rapport 2023 du HCE : un tiers des personnes interrogées ont été exposées à des "blagues" sexistes ou sexuelles. Une fois de plus, si ce chiffre est en baisse de dix points par rapport à l’enquête Ekilibre d’il y a un an, il reste bien trop élevé : "Cette baisse s’explique notamment par une mobilisation, certes insuffisante vu les résultats, des entreprises sur ce sujet, via des informations et sensibilisations qui doivent être pérennisées, et pas sous format one-shot si l’on souhaite réellement accompagner des changements de comportement", analyse le directeur d’Ekilibre. Un travail des entreprises qui va contre une tendance encore très ancrée : d’après le rapport 2023 du HCE, 20% des hommes de 25-34 ans considèrent que pour être respectés en tant qu’homme dans la société, il faut vanter ses exploits sexuels auprès de ses amis (contre 8% tous âges confondus). Ce qui, précisément, crée une atmosphère sexuelle dans les environnements sociaux.

Etude ekilibre violences sexistes au travail

Autre enseignement important de l’étude d’Ekilibre : les agissements sexistes ou sexuels proviennent à 48% de collègues, à 26% de la personne en supériorité hiérarchique, à 14% de l’employeur et à 16% des clients ou clientes. De quoi, une fois de plus, alerter les organisations sur l’importance de la formation du management "à ses propres agissements, mais aussi à ceux de leurs équipes, pour mieux reconnaître et agir", selon Jean-Christophe Villette.

Les principaux moments à risque : les temps informels, qu’ils soient ou pas sous la supervision de l’entreprise : "On observe que les moments de convivialité (afterworks, fêtes d’entreprise etc.) sont particulièrement à risque. Il y a aussi des populations à risque : les stagiaires ou alternants ainsi que les personnes en période d’essai se sentent plus exposées au sujet, plus vulnérables, entre autres du fait de contrats pas encore consolidés."

Reconnaître les comportements sexistes comme tels

Les agissements sexistes sont si intégrés que même leurs victimes ne s’en aperçoivent pas nécessairement : "Nous n’obtenons ces résultats qu’avec la méthode que nous avons utilisée, c’est-à-dire en exposant des situations concrètes de violence, sans préciser qu’il s’agit d’une enquête sur les violences. Aujourd’hui en France, la connaissance de ce que sont réellement les agissements sexistes ou sexuels est insuffisante, ce qui crée un écart de perception entre des agissements sexuels et leur identification en tant que tels. C’est un enseignement fondamental. La représentation sociale est bien inférieure à la réalité juridique de la situation. Ce constat donne encore plus de sens au fait de sensibiliser et informer dans les entreprises pour aboutir à un référentiel commun et juste de ces violences", alerte Jean-Christophe Villette, et "les directions sont souvent effarées de découvrir l ampleur du sexisme dans leurs effectifs."

"Il faut sensibiliser et informer dans les entreprises pour aboutir à un référentiel commun et juste de ces violences"

Un constat qui concorde de nouveau avec celui du HCE, dont le rapport 2023 pointait "une acceptabilité des situations sexistes encore très forte".

"Ce qui explique la contradiction entre une sensibilité accrue des inégalités de genre et un vécu renforcé des violences sexistes et sexuelles, c’est la difficulté à faire évoluer le sexisme structurel (…) et à en prendre conscience au quotidien, particulièrement chez les hommes. Un grand nombre d'entre eux a davantage tendance à ignorer le lien entre le sexisme ordinaire, bénin à leurs yeux, et les suites qu’il suscite en matière de domination et de violence. C’est ce qu’on appelle le continuum des violences entre des manifestations insidieuses, clichés, stéréotypes, blagues et les violences plus graves", analyse le rapport.

D’aucuns (probablement parmi les 37% d’hommes qui considèrent que le féminisme menace leur place – rapport 2024 du HCE) diront qu’une blague sexiste ne se compare pas à une agression sexuelle ; pour autant, les leviers se ressemblent grandement et visent, toujours, à rappeler aux femmes leur statut d’objet, d’esprit moins pertinent à écouter, et à susciter des traitements inégaux. Jean-Christophe Villette corrobore encore cela : "Dans les enquêtes pour harcèlement qui nous sont confiées, 95% des alertes viennent de femmes et mettent en cause les comportements d’hommes, principalement des propos à connotation sexiste et/ou sexuelle, souvent sous forme d’humour et créant du harcèlement sexuel d’ambiance, avec une équipe exposée à des propos à connotation sexiste, via des messages envoyés sur des groupes de conversation."

"On ne peut pas protéger un élément sexiste sous prétexte qu’il rapporte du chiffre"

Et aux personnes qui voudraient soupirer qu’on ne peut "plus rien dire", Jean-Christophe clarifie : "L’entreprise doit appliquer la loi, qui énonce ce qui est permis et interdit dans les relations au travail : sortir de ce cadre est hors-la-loi, que la personne autrice des agissements sexistes soit un super expert ou un excellent commercial. On ne peut pas protéger un élément sexiste sous prétexte qu’il rapporte, par ailleurs, du chiffre, au détriment d’une junior qui en restera traumatisée. Dans le cadre du travail, pour garantir des relations saines, on peut trouver dans la langue française beaucoup de façons de s’exprimer avec humour sans entrer dans le sexisme."

Sans surprise c’est l’absence de mixité (sans doute tout à fait extensible à l’absence de diversité en général) qui favorise la violence et l’isolement des victimes : "Les collectifs non mixtes sont également très favorables à des agissements sexistes, et nous avons pu le voir aussi quand un homme est dans un groupe de femmes", observe Jean-Christophe Villette. L’effet de groupe peut faire oublier les fondamentaux du respect dû à chacune et chacun, et fait alors boule de neige : "Quand les collègues ne voient pas le mal, cela crée une perte de confiance en soi et en les collègues, et sans points d’appui ou ressource, cela contient des risques forts sur la santé mentale et même sur la suite professionnelle au sein de l’entreprise."

De fait, les chiffres de l’étude Ekilibre montrent l’état de sidération dans lequel se trouvent, en grande majorité, les victimes de violences sexistes et sexuelles au travail : sur le moment, 75% ont éprouvé un sentiment de peur et 69% ont eu des difficultés à réagir/s’exprimer. En cause : la peur des conséquences (40%) et celle de ne pas être écoutées (30%).

"Les RH continuent de très peu rappeler qu’elles sont présentes sur ces sujets et ne mettent pas à disposition certaines informations clés : l’existence au sein de l’entreprise d’un système d’alerte clair et partagé, le traitement des données confidentiel…"

Parmi les soutiens les plus souvent cités, les RH en dernier

Vers qui se tournent les victimes ? D’après l’étude Ekilibre, pas vers les RH : 38% des interrogés trouvent du soutien chez leurs collègues, suivis de loin (à 25%) par les représentants du personnel, à 23% chez le/la supérieure hiérarchique, 22% chez la direction, 21% la médecine du travail et, en dernier, à 19%, chez le service RH…

Comment expliquer ce rendez-vous raté ? Selon Jean-Christophe Villette, il existe plusieurs explications : "D’abord, les fonctions RH de proximité sont de moins en moins nombreuses au sein des entreprises, ce qui coupe un lien nécessaire. Ensuite, on ne peut qu’encourager les RH à rappeler qu’elles sont présentes sur ces sujets et à renforcer la mise à disposition de certaines informations clés : l’existence d’un système d’alerte clair et partagé, les points de contact, le fait que le traitement des données soit confidentiel…"

Même analyse concernant les autres protagonistes : "Les personnes-ressources ne sont pas identifiées : les représentants du personnel, la médecine du travail, les services RH doivent être visibles sur ce rôle clé, et il faut qu’elles soient formées à ces sujets. Ce qui est nécessaire, c’est que la démarche soit proactive. Les directions générales, quant à elles, doivent porter une culture d’entreprise extrêmement claire sur ces sujets et diffuser abondamment ces messages."

Conséquences de l’inaction des entreprises et attentes des équipes

Toutes les entreprises n’agissent pas, ne prenant pas la mesure des effets que ces violences peuvent produire ou, dans le pire des cas, voyant dans ces agissements une culture (bien singulière, certes) d’entreprise où ça rit "de tout". Les conséquences peuvent être catastrophiques : "Si une personne exprime un inconfort face à des blagues discriminantes et que la réaction de l’entreprise est faible ou minimisante, cela peut créer un rejet vis-à-vis de la structure qui s’apparente même parfois à un traumatisme."

L’enjeu est bien sûr légal, mais aussi réputationnel, et le compte n’y est pas : 27% des salariés sont insatisfaits de l’action de leur entreprise pour lutter contre le sexisme. Jean-Christophe Villette se montre éclairant sur les points d’insatisfaction : "D’abord, les équipes expriment un besoin d’information et de sensibilisation large. Ensuite, elles attendent de leur entreprise une mobilisation plus rapide lorsque des agissements ont lieu, et souhaitent que des mesures concrètes (recadrages ou sanctions) soient prises, au sujet des personnes pour lesquelles le recadrage souple n’a pas été suffisant. Enfin, elles souhaitent que leur entreprise montre proactivement du soutien et une disposition au dialogue, et produise une culture d’entreprise autorégulatrice."

"En 2024, le sexisme reste une réalité bien ancrée dans les relations ordinaires de travail en France. C'est un risque psychosocial sous-estimé et pour lequel les actions de sensibilisation doivent se renforcer, sans option facultative de participation"

Expert en accompagnement des entreprises sur les risques psychosociaux, Jean-Christophe Villette alerte : "En 2024, le sexisme reste une réalité bien ancrée dans les relations ordinaires de travail en France. C'est un risque psychosocial sous-estimé et pour lequel les actions de sensibilisation doivent se renforcer, sans option facultative de participation." Et ce dernier point, relatif à la participation de tous les membres de l’entreprise, est crucial : le danger étant potentiellement partout, la compréhension des signes et enjeux doit l’être aussi, à toutes les strates, et doit pouvoir circuler grâce à des acteurs identifiés.

Sur le "comment", la charte issue de l’initiative StOpE, créée en 2018 par Accor, EY et L’Oréal France, et portée par l’Association française des managers de la diversité (AFMD), pose les fondamentaux et constitue une ressource clé.

Le directeur général d’Ekilibre est explicite : "Les actions doivent porter sur les trois niveaux de prévention : primaire (suppression des facteurs de risques à la source : valeurs de l’entreprise, charte de comportements, exemplarité managériale), secondaire (transmission des clés aux personnes pouvant être exposées à la réaction face à l’exposition à un agissement : comment je recadre et comment j’interviens) et tertiaire (démarches de prise en charge des impacts en matière de santé : soutien individuel et psychologique, et mise en œuvre d’enquêtes)."

Les conseils de Jean-Christophe Villette, DG d’Ekilibre, et de Louise Jousse, consultante prévention des RPS au sein d'Ekilibre, pour agir et prévenir :

  • Diffuser une prévention claire, avec une exemplarité de la part de la direction et des managers. Jean-Christophe Villette insiste sur le fait que cette partie – comme les autres du reste – doive être traitée avec le plus grand sérieux : "Un fascicule ne suffit pas, il faut du dialogue, de l’accompagnement, une culture éveillée à la réalité de ces situations."
  • Auditer les pratiques pour savoir où l’on se situe.
  • À la suite de l’audit, mettre à jour le document unique d’évaluation des risques professionnels sur le volet RPS, en y intégrant le sujet des violences sexistes et sexuelles.
  • S’assurer qu’il y ait des personnes-ressources dans l’organisation (CSE ou autres) et qu’elles soient, surtout, bien identifiées par les équipes. Il faut donc régulièrement communiquer leur nom et leur contact via des mails et affichages dans les services.
  • Instaurer des cycles de formation (e-learnings, vidéos, podcasts) pour prévenir et sensibiliser.
  • Si une alerte survient (niveau tertiaire) : mettre en place une enquête avec une méthodologie très rigoureuse (entretiens, rapports de conclusion, sanctions si besoin, etc.).

Rappel des lois :

  • Agissements sexistes : Le code du travail (Article L. 1142-2- 1) définit les agissements sexistes comme tous les agissements liés au sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. 
  • Outrage sexiste :Selon le Code pénal (Article R. 625-8-3), un outrage sexiste est défini par le fait d’imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui soit, porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit créée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. Si une deuxième insulte et proférée, la qualification des faits relèvera du harcèlement sexuel. Par ailleurs, l’employeur est responsable de la sécurité de ses salariées et salariés, même dans un cadre festif.

Définition du sexisme ordinaire :

"Le sexisme ordinaire au travail se définit comme l’ensemble des attitudes, propos et comportements fondés sur des stéréotypes de sexe, qui sont directement ou indirectement dirigés contre une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe. Et qui, de façon insidieuse, déstabilisent, délégitiment, voire disqualifient les femmes sur le marché du travail et les conduisent parfois à s’autocensurer." Brigitte Grésy et Marie Becker, Le Sexisme dans le monde du travail : entre déni et réalité, Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes – ministère des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes, mars 2015.

 

* Étude réalisée par l’institut Viavoice pour le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, du 15 au 30 novembre 2023, auprès d’un échantillon représentatif (âgé de 15 ans et plus) de 3 500 personnes résidant en France métropolitaine.

**Sondage réalisé par OpinionWay pour Ekilibre, sur un échantillon représentatif de 1 000 personnes salariées du public et du privé.

Judith Aquien

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