Que penser de l’exclusion automatique des marchés publics pour une durée de cinq ans en cas de condamnation pénale définitive introduite par les directives européennes de 2014 ? Le mécanisme d’autoapurement de la loi du 9 mars 2023 suffit-il à préserver les parts de marché et la réputation des entreprises dont le casier judiciaire n’est plus vierge ?

Table ronde avec Pierre-Ange Zalcberg (ancien directeur juridique, Établissement français du sang), Charlotte Faure-Gaussel (directrice juridique,Véolia), David Legrand (Directeur juridique, Spie Batignolles), Christophe Ingrain (avocat associé, Darrois Villey Maillot Brochier), Paul Mallet (avocat, Darrois Villey Maillot Brochier), Tristan Gautier (avocat, Darrois Villey Maillot Brochier).

Décideurs. Pouvez-vous nous présenter brièvement le régime d’exclusion de plein droit des marchés publics en cas de condamnation pénale ?

Christophe Ingrain. L’exclusion de plein droit des marchés publics et des contrats de concessions résulte de la transposition de directives européennes de 2014, prévue aujourd’hui respectivement aux articles L2141-1 et L3123-1 du Code de la commande publique. Ils prévoient non seulement une exclusion automatique des procédures de marchés publics ou de concessions pour une durée de cinq ans en cas de condamnation pénale définitive pour un certain nombre d’infractions (trafic de stupéfiants, escroquerie, blanchiment, terrorisme, manquements au devoir de probité, fraude fiscale, recel, etc.), mais également la possibilité de résilier les marchés ou concessions en cours aux torts de la société frappée d’exclusion. Sa portée est d’autant plus large que l’exclusion s’applique non seulement en cas de condamnation de la personne morale concernée, mais également en cas de condamnation d’une personne physique ou morale disposant d’un pouvoir de représentation, de ­décision ou de contrôle.

La sanction automatique d’exclusion posait de nombreuses questions, puis la loi de mars dernier a introduit un mécanisme d’autoapurement. A-t-on plus de certitudes en la matière ?

Christophe Ingrain. Après avoir sollicité l’avis de la Cour de justice de l’Union européenne (11 juin 2020), le Conseil d’État a jugé que la transposition des directives européennes en droit français n’était pas conforme au droit européen puisqu’elle avait omis d’introduire un mécanisme permettant à la société concernée d’éviter l’exclusion automatique en justifiant la mise en œuvre d’un certain nombre de mesures correctrices (CE, 12 octobre 2020, n°419146). Dans l’attente d’une réforme législative, le Conseil d’État avait introduit un système transitoire, confiant à l’acheteur public le soin d’apprécier les mesures correctrices mises en œuvre par le candidat et l’autoriser le cas échéant à candidater. La loi du 9 mars 2023 a entériné ce système en introduisant un mécanisme dit « d’autoapurement ». Il permet au candidat de démontrer à l’acheteur public la mise en place de mesures correctrices. Le texte ne précise pas le type de mesures, mais on peut penser qu’il s’agit principalement de la mise en œuvre d’un système de compliance adéquat (permettant d’assurer la prévention, la détection et le traitement d’un fait de nature délictueuse ou contraire aux règles internes) ou encore de la justification que les personnes physiques impliquées ont été écartées de la société. S’il estime ces mesures pertinentes, l’acheteur public peut autoriser l’entité concernée à candidater.

D’un côté, c’est un système vertueux comme tous les sujets de compliance, qui pousse les entreprises à adopter des comportements responsables et actifs en cas de manquement interne d’un collaborateur.

De l’autre, on peut noter un effet pervers du système qui tend à dissuader les opérateurs de se défendre en incitant à reconnaître les faits. Pour éviter le risque d’exclusion automatique des marchés publics, une personne morale peut être tentée aujourd’hui d’accepter la conclusion d’une Convention judiciaire d’intérêt public en réglant une amende (minorée en cas de collaboration) pour éviter la condamnation pénale ou de solliciter du tribunal un relèvement (c’est-à-dire une dispense) de la peine d’exclusion, ce qui implique de plaider coupable. Ce mécanisme d’autoapurement va dans le même sens en incitant les sociétés à justifier qu’elles ont collaboré et pris des mesures correctrices, ce qui est difficilement compatible avec le fait de clamer son innocence.

Charlotte Faure-Gaussel. Le mécanisme ne doit pas faire perdre de vue une ­priorité : celle d’éviter la condamnation pénale. Nous suivons avec une grande attention toute l’évolution législative. Veolia possède 2 200 filiales, qui ne sont pas toutes situées en France, et le panel des infractions augmente. Nous avons mis en place en interne un système de reporting juridique où sont répertoriées les infractions qui pourraient nous être reprochées. Concernant l’automaticité de la sanction et le mécanisme d’autoapurement, je ne suis pas sûre que cela affectera la stratégie de défense des entreprises. La priorité devrait rester d’éviter la condamnation pénale.

David Legrand. En effet, il faut avant tout éviter la condamnation pénale définitive et se défendre, notamment en démontrant que l’infraction a été commise au mépris du respect des règles édictées par l’entreprise pour éviter sa survenance. Le risque pénal fait partie de la vie des entreprises, c’est inhérent à l’humain et à son activité en société. Il faut donc anticiper, identifier les hypothèses de risques et prendre des mesures de prévention. Au-delà de la sanction d’exclusion des marchés publics, l’image de l’entreprise doit être absolument préservée.

Que représente ce mécanisme pour l’acheteur public ?

Pierre-Ange Zalcberg. Du point de vue de l’acheteur, le mécanisme de l’auto­apurement représente une tâche supplémentaire puisqu’il devra apprécier les mesures correctrices mises en place par l’entreprise. Il va devoir solliciter des éléments de la part du candidat, rechercher des informations. Se contenter d’une déclaration sur l’honneur ne suffit pas. L’acheteur se voit doté d’une marge d’appréciation sur le caractère convaincant ou non des éléments soumis par le candidat. Il a le pouvoir de décider si oui ou non l’entreprise est exclue du marché. C’est une source de contentieux. Cela peut surprendre car la mission de service public est à première vue incompatible avec la collaboration avec une entreprise qui s’est rendue coupable d’une infraction. Pourtant, ce mécanisme permet d’accueillir une entreprise condamnée et repentie dans le jeu de l’offre publique.

Tristan Gautier. En faisant peser l’appréciation des mesures correctrices sur l’acheteur public – ce qui n’était pas prévu dans les directives –, le nouveau mécanisme ouvre de nouvelles incertitudes. On pense notamment à la situation dans laquelle un opérateur condamné et théoriquement exclu candidaterait à plusieurs marchés publics et recevrait une réponse différente selon les acheteurs publics quant à sa capacité à postuler.

Paul Mallet. La mission confiée à l’acheteur public était déjà complexe pour identifier l’existence ou non d’une mesure d’exclusion : comment être informé de la condamnation pénale, des éventuels recours pour apprécier son caractère définitif ou non, de la peine (l’exclusion n’est pas applicable en cas d’obtention d’un sursis), pour la personne morale ou ses dirigeants et actionnaires ? Aucun texte ne régit précisément les obligations de déclaration de la société postulante. En ajoutant l’appréciation des mesures correctrices, on ne fait que renforcer la difficulté de la mission de l’acheteur public dont ça n’est a priori pas le rôle.

Pierre-Ange Zalcberg. Le cœur du sujet pour l’acheteur public, c’est l’information. Or, l’acheteur public se fournit auprès de beaucoup d’opérateurs et il n’a pas toujours la capacité ou les moyens de comprendre les entreprises qu’il a en face de lui. Alors la loi lui enjoint de procéder à un travail de veille. On va s’interroger sur une éventuelle condamnation et rechercher à quel niveau elle est tombée : filiale ? groupe ? Le gouvernement a annoncé un outil, une sorte de plateforme qui concentrera les informations dont disposent des entités publiques telles que l’Urssaf, l’administration fiscale, on peut imaginer que l’existence d’une mesure automatique d’exclusion devrait y figurer…

David Legrand. Nos clients anglo-saxons nous imposent leurs standards de déclaration, lesquels sont très élevés, quand bien même l’entreprise n’aurait fait l’objet d’aucune condamnation pénale par le passé. Ils sollicitent énormément d’informations et, bientôt, il faudra aller plus loin, en détaillant tout notre programme de conformité. Se contenter d’une simple déclaration est presque antinomique au regard de ces ­exigences de transparence.

Charlotte Faure-Gaussel. Il convient de bien distinguer la condamnation définitive et la condamnation médiatique. Les entreprises sont souvent amenées à s’expliquer sur des sujets sensibles, parfois même des années après les faits. Ce qui est dommageable quand on candidate à un marché public.

Christophe Ingrain. En effet, on peut se trouver face à un classement sans suite après deux ans d’enquête préliminaire à la suite d’une plainte. L’affaire aura été médiatisée et l’entreprise aura dû se défendre publiquement avec tous les impacts que cela peut avoir, notamment en termes d’accès à la commande publique, alors même qu’elle sera déclarée innocente au bout du compte.

Quid de l’hypothèse d’un candidat qui irait dénoncer une sanction de son concurrent ?

Tristan Gautier. Effectivement. Ces systèmes de compliance coûtent tellement cher aux entreprises qu’être le bon élève et se faire dépasser par un concurrent qui n’a pas le même niveau d’exigence, c’est peu ­compréhensible.

Charlotte Faure-Gaussel. J’imagine que dans le cas d’un concurrent moins disant, il pourrait y avoir un recours devant le juge administratif.

Pierre-Ange Zalcberg. Le délai entre l’attribution et la signature du contrat permet de faire un recours juridictionnel. L’acheteur public a l’obligation de révéler l’identité de l’entreprise qui a remporté le contrat. Il peut être amené à transmettre des indications sur la sélection. Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’au recours. Si l’un des candidats évincés porte l’attention de l’acheteur sur un travers de celui qui a remporté, l’acheteur public écoutera. Ce genre de signalement n’arrive pas souvent. Soit parce que les candidats ne font pas de veille, soit parce qu’ils ne veulent pas déclencher une guerre avec leurs concurrents, ou se mettre à dos l’acteur public… Cela montre toutefois l’utilité de procéder à une veille ­d’intelligence économique.

David Legrand. Nous n’avons pas pour habitude de rechercher des actes potentiellement répréhensibles de la part de nos concurrents pour justifier un échec lors d’un appel d’offres public. D’ailleurs, lorsque les conditions de la consultation le permettent, il nous arrive de nous associer pour concourir à l’obtention d’un marché. Il faut donc être attentif à la qualité de nos partenaires car la survenance d’une condamnation ou la révélation de faits répréhensibles à leur encontre peut aussi nous porter préjudice, notamment dans un contexte où l’information se propage sans être toujours vérifiée, et où la simple évocation de faits potentiellement reprochables condamne déjà ! C’est pourquoi nous devons tous travailler, en mettant en place des programmes de conformité robustes, connus et exigeants, y compris à l’égard de nos partenaires, à nous préserver de toute situation ambiguë qui altérerait non seulement notre propre business, mais tous les acteurs de la filière. Les entreprises doivent assumer quand elles font l’objet d’une condamnation définitive, y compris à l’égard de leurs concurrents et partenaires.

Quid de la distinction entre personne physique et personne morale? Compte-t-elle dans le cas de l’exclusion des ­marchés publics

Paul Mallet. Le texte actuel vise aussi bien la condamnation de la société que des personnes physiques qui la dirigent ou qui disposent d’un pouvoir de représentation, de décision ou de contrôle. La tendance actuelle, inspirée en partie des États-Unis, est de distinguer le traitement pénal du comportement d’un collaborateur de celui de son entreprise. La personne morale et son activité économique sont au cœur des préoccupations. Le mécanisme de la CJIP va dans ce sens : permettre à la personne morale de poursuivre son activité économique en évitant la condamnation pénale en contrepartie du règlement d’une amende importante. Le mécanisme n’est en revanche pas ouvert aux personnes physiques, contre qui les poursuites pénales peuvent continuer à s’exercer.

David Legrand. Il faut avant tout préserver la personne morale et lui permettre de poursuivre son activité. Dès lors la question d’un recours contre les dirigeants ou collaborateurs auteurs des faits répréhensibles se pose.

Charlotte Faure-Gaussel. En effet, il peut aussi être judicieux de changer le dirigeant pour assurer la continuité de l’activité de l’entreprise. Les personnes physiques peuvent fragiliser la personne morale en diffusant des informations sensibles. Les enquêtes internes devraient permettre de voir jusqu’où l’entreprise peut soutenir son collaborateur.

Comment met-on en œuvre le mécanisme d’autoapurement ?

Christophe Ingrain. Quand la société a connaissance d’une alerte sur des faits contraires aux règles internes, le premier réflexe doit être de lancer une enquête ­interne pour découvrir la réalité. Je ­recommande d’agir par cercle, de commencer en interne, sans l’intervention d’un avocat, pour ensuite faire intervenir de l’externe. Si l’enquête confirme les soupçons, il faut renforcer les mesures, sanctionner les fautifs, tout en préservant l’entreprise.

Pierre-Ange Zalcberg. L’acheteur public va apprécier l’autoapurement au cas par cas. Et pourra avoir des traitements différenciés, même face à une condamnation identique. On a des fournisseurs, des partenaires dont on s’inquiète déjà de leurs situations financières, de leurs sujets sanitaires. Des enjeux logiques quand on travaille dans le secteur de la santé, mais l’anticorruption rentre aussi dans les critères d’appréciation des fournisseurs.

Est-ce qu’à l’expiration du délai de cinq ans après la survenance de faits problématiques ou des condamnations, l’entreprise est définitivement blanchie ?

Charlotte Faure-Gaussel. Le délai de cinq ans court à compter de la décision de condamnation définitive, c’est-à-dire qui ne peut plus faire l’objet de recours, et non à compter des faits problématiques. Ce délai de cinq ans est très long, surtout pour une entreprise dont l’activité est consacrée aux marchés publics. Ses chances de survie sont minces. Mais c’est aussi un temps qui permet de mettre en place des procédures internes plus performantes. La condamnation définitive est le résultat d’un processus de plusieurs années qui permet de comprendre ce qu’il s’est passé, d’acquérir des connaissances.

David Legrand. Cinq ans c’est suffisamment long pour sérieusement malmener une entreprise qui intervient pour partie sur le secteur de la commande publique.

Les entreprises ont-elles les capacités de mettre en place les mesures d’autoapurement ?

Pierre-Ange Zalcberg. La réponse n’est évidemment pas la même pour une entreprise qui se porte candidate à un marché public lancé par une commune de taille modeste et pour celle qui va chercher des gros marchés internationaux. Et il ne faut pas oublier un aspect très dur de la réglementation : les mesures d’apurement ne produisent aucun effet si l’exclusion des marchés publics est prononcée à titre de peine complémentaire et non en application du Code de la commande publique. L’entité n’aura alors aucune chance de remporter le marché public.

Charlotte Faure-Gaussel. On distingue les cas aussi selon la gravité des faits. La corruption publique et la corruption privée par exemple. Le dialogue avec les entités ­publiques est important.

David Legrand. La situation nous oblige à démontrer que l’on a tout fait pour éviter les conduites frauduleuses. Une condamnation pénale peut faire plus de mal qu’une sanction financière. Il convient donc de prendre en compte le risque réputationnel additionnel.

Pierre-Ange Zalcberg. Un grand nombre de motifs conduisent à l’exclusion. C’est un autre moyen de porter des enjeux politiques comme ceux du développement durable ou de la parité homme-femme. Il reste que l’acheteur n’a pas nécessairement les moyens de contrôler tous ces critères dans la réalité. 

Christophe Ingrain. L’avocat a un rôle pédagogique à jouer auprès des entreprises pour lui expliquer les conséquences des comportements.

Malgré des incertitudes concernant le délai de cinq ans et la marge d’appréciation des acheteurs publics, l’évolution de la norme vous semble-t-elle satisfaisante ?

Charlotte Faure-Gaussel. Nous sommes finalement passés d’une exclusion de plein droit à une exclusion facultative qui oblige l’acheteur à s’informer et qui permet à l’entreprise candidate de démontrer que les mesures mises en place empêcheront la reproduction de la situation ayant conduit à la condamnation. C’est globalement positif en particulier quand les faits en cause sont anciens.

David Legrand. Nous arrivons à un certain équilibre. La remédiation tend la main aux entreprises bonnes élèves démontrant leur fiabilité en clarifiant leurs situations passées pour éviter leurs résurgences.

Pierre-Ange Zalcberg. C’est une mesure positive qui ouvre le dialogue sur un motif d’exclusion inadaptée à la réalité de la vie économique. Les intentions sont belles, mais sans les moyens nécessaires, les acheteurs publics risquent de ne pas pouvoir ­recueillir toutes les informations nécessaires.

Christophe Ingrain. À son tour, le droit de la commande publique est aspiré par le droit de la compliance.