Dans le dernier rapport annuel de l’Autorité de la concurrence (l’"Autorité"), publié le 11 juillet 2023, le président Benoît Cœuré, à la question "Pensez-vous qu’un programme de conformité aux règles de concurrence est devenu un 'must-have', aujourd’hui, pour les entreprises ?", répondait "Effectivement, je le crois ! […] La conformité est devenue encore plus prégnante et on assiste à son développement croissant dans les entreprises pour des raisons stratégiques et d’image. Ne soyons toutefois pas naïfs, si la démarche éthique en matière de concurrence favorise in fine un fonctionnement concurrentiel libre et non faussé de l’économie, elle permet, pour les entreprises, d’abord et surtout une gestion optimisée des risques, tant financiers que réputationnels."

Cette récente prise de position de l’Autorité reflète l’importance, pour chaque opérateur économique, de développer un programme de conformité au droit de la concurrence solide et pertinent et d’y associer les moyens nécessaires pour le mettre en œuvre, tant pour minimiser le risque de sanctions, que pour éviter le risque d’atteinte à la réputation.

L’absence d’un programme de conformité efficace peut coûter (très) cher

Contrairement à d’autres domaines, en matière de droit de la concurrence, la loi n’impose pas, d’un strict point de vue juridique, la mise en place d’un programme de conformité. Toutefois, pour l’Autorité1, "les entreprises doivent avoir conscience que si le renforcement de la connaissance du droit de la concurrence et la mise en place d’une stratégie de prévention des risques représentent un coût à court terme, cette démarche évite en revanche de commettre des infractions dont le coût économique peut finalement se révéler bien plus lourd". En effet, sur le plan financier, la violation des règles de concurrence peut exposer les personnes morales à des sanctions pécuniaires ­significatives, pouvant atteindre 10 % de leur chiffre d’affaires mondial consolidé. De plus, toute personne physique ayant pris part personnellement et de façon déterminante à une pratique anticoncurrentielle peut être pénalement sanctionnée, d’une part, d’une peine d’emprisonnement pouvant s’élever jusqu’à quatre ans, et d’autre part, de 75 000 euros d’amende2. Enfin, il existe un risque significatif de devoir s’acquitter du versement de dommages-intérêts aux éventuelles victimes3. À titre d’exemple, à la suite d’une décision de l’Autorité du 9 décembre 2009 ayant sanctionné Orange et une de ses filiales pour abus de position dominante, la Cour d’appel de Paris a, par un arrêt du 17 juin 2020, condamné Orange à payer des dommages et intérêts d’un montant de près de 175 millions d’euros4.

Par ailleurs, les procédures de contrôle des concentrations sont, également, concernées par les risques conformité : l’absence d’un processus de due diligence rigoureux et, notamment, de vérification des éventuels programmes de conformité au droit de la concurrence dont dispose l’entreprise cible (et/ou ses filiales), lors d’une opération de concentration, peut coûter cher à l’acquéreur. En effet, depuis l’arrêt du 25 novembre 2020 de la Cour de cassation, une société ­absorbante peut voir sa responsabilité pénale engagée sur le fondement d’actes commis par la société absorbée antérieurement à la fusion5. Dès lors, il est fortement recommandé de faire appel à un avocat spécialisé en concurrence afin de conduire un processus minutieux de due diligence préalablement et postérieurement à l’acquisition afin, en cas de nécessité, de considérer l’opportunité d’une procédure de clémence.

Enfin, il convient de relever que, depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 27 septembre 2023, le défaut de compliance pour une entreprise est susceptible de constituer, en tant que tel, d’un acte de concurrence déloyale6. En effet, la Cour juge que "le respect par une entreprise des obligations imposées aux articles L. 561-1 et suivants du Code monétaire et financier pour lutter contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme engendre nécessairement pour elle des coûts supplémentaires. Il en résulte que le fait pour un concurrent de s’en affranchir confère à celui-ci un avantage concurrentiel indu, qui peut être constitutif d’une faute de concurrence déloyale". Par cet arrêt, dont les praticiens7 s’accordent à dire que la portée effective s’étend à toutes les règles de compliance (et non pas seulement à la lutte contre le blanchiment), la Haute Cour ouvre une nouvelle possibilité d’action en justice, particulièrement incitative, pour les entreprises ayant des raisons de penser que leurs concurrents contreviennent à leurs engagements en matière de conformité. Dans ces conditions, il est indispensable que chaque opérateur économique cartographie les différentes règles impératives s’imposant à son activité afin de se prémunir contre une potentielle action en concurrence déloyale de la part de ses concurrents directs.

La mise en œuvre d’un programme de conformité aux règles de concurrence ne doit donc plus constituer l’apanage des grands groupes ou des entreprises évoluant dans des secteurs faisant l’objet d’une vigilance particulière de la part des autorités de régulation. Au contraire, elle concerne désormais chaque opérateur économique et, partant, doit être érigée parmi les priorités d’action de chaque direction juridique qui se doit d’insuffler, à ses équipes commerciales et opérationnelles, une véritable "culture de la conformité"8.

Comment construire un programme de conformité au droit de la concurrence ?

Premièrement, il est nécessaire de procéder à une identification minutieuse des risques, au moyen d’une cartographie des risques, afin de construire un programme de conformité "sur mesure" pour l’entreprise. Si un tel audit peut éventuellement être réalisé par la direction juridique, à supposer toutefois qu’elle dispose des ressources suffisantes et d’une expertise en droit de la concurrence, il nous semble résolument plus protecteur des intérêts de l’entreprise et de ses collaborateurs de la faire réaliser par un avocat externe spécialisé en droit de la concurrence. Dans la mesure où le droit français refuse toujours de reconnaître un legal privilege sur les consultations juridiques des juristes d’entreprise9, le recours à un avocat externe permet en effet à l’entreprise de bénéficier de la protection du secret professionnel et, partant, de se prémunir efficacement du risque que des documents comportant des éléments potentiellement auto-incriminants soient saisis et exploités par une ­autorité de concurrence.

Deuxièmement, en capitalisant sur cette cartographie, l’avocat devra construire un programme de conformité adapté aux marchés, aux activités et produits, à l’organisation et la culture internes, ainsi qu’à la chaîne décisionnelle et au mode de gouvernance de l’entreprise ou de l’association d’entreprises. L’Autorité, dans son document-cadre du 24 mai 2022 sur les programmes de conformité aux règles de concurrence ("Document-cadre"), identifie cinq "piliers" devant nécessairement présider à l’élaboration d’un programme de conformité : (i) un engagement public de l’entreprise, (ii) des relais et experts internes, (iii) une information, formation et sensibilisation auprès des salariés de l’entreprise ou membres de l’association, (iv) des mécanismes de contrôle et d’alerte et, enfin, (v) un dispositif de suivi du programme.

Troisièmement, il est possible, et même dans certains cas nécessaire, pour les ­entreprises de solliciter un échange informel avec les services d’instruction de l’Autorité pour calibrer les contours de leurs efforts de conformité, comme cela a par exemple été le cas dans le contexte spécifique de la crise sanitaire10. Cela peut permettre de nouer un dialogue constructif avec l’Autorité et de s’assurer que le projet de programme de conformité (qui, évidemment, devra alors être suffisamment abouti avant d’être soumis à l’Autorité) répond pleinement aux prescriptions figurant dans le Document-cadre.

Quatrièmement, l’entreprise devra assurer une mise à jour régulière de son programme de conformité pour prendre en compte les dernières évolutions et garantir sa pertinence. Cela comprend, entre autres, le fait d’engager une réflexion sur l’automatisation du processus de conformité concurrence, dans le cadre de la mise en place d’une conformité dès la conception ("compliance by design"), intégrant, en ­interne en cas de ressources importantes dédiées aux outils de legal design ou en faisant appel à des prestataires externes, des algorithmes de prévention et/ou de gestion des risques concurrence ayant vocation à être utilisés par la direction juridique ou un ­compliance officer.

1 Voir la section de son site internet dédiée à la conformité, disponible à cette adresse : https://www.autoritedelaconcurrence.fr/fr/la-conformite-pour-prevenir-les-risques.

2 Article L. 420-6 du Code de commerce.

3 Article L. 484-1 du Code de commerce.

4 Décision n°09-D-36 du 9 décembre 2009 relative à des pratiques mises en œuvre par Orange Caraïbe et France Télécom sur différents marchés de services de communications électroniques dans les départements de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane, confirmée pour l’essentiel par l’arrêt du 23 septembre 2010 de la cour d’appel de Paris, n°2010/00163.

5 Cass. crim., 25 nov. 2020, n° 18-86.955.

6 Cass. Com., 24 septembre 2023, n°21-21.995, B : JurisData n°2023-016243.

7 Voir l’article « Le défaut de compliance constitue un risque de concurrence déloyale », LexisNexis, JCPG, n°45, édition du 13 novembre 2023, accessible à cette adresse : https://www.maulin-avocats.com/wp-content/uploads/2023/11/article-jcpg-compliance-et-concurrence.pdf.

8 Document-cadre de l’Autorité du 24 mai 2022 sur les programmes de conformité aux règles de concurrence.

9 Voir notamment la censure récente du Conseil constitutionnel sur la disposition de la loi Justice portant sur la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise (décision n° 2023-855 DC du 16 novembre 2023).

10 Dans ce contexte spécifique, l’Autorité avait mis en place un groupe de travail interne dédié qui a répondu aux sollicitations d’opérateurs relatives à la compatibilité avec le droit de la concurrence de leurs pratiques mises en œuvre pour répondre à la crise sanitaire, par exemple dans le communiqué de presse du 22 avril 2020 éclairant une association professionnelle sur ses possibilités d’action concernant les loyers de ses adhérents dans le cadre de la pandémie actuelle de Covid-19.

LES POINTS CLÉS

  •  La conformité aux règles de concurrence est devenue indispensable pour les entreprises, quelle que soit leur taille.
  •  L’absence d’un programme de conformité-concurrence expose les entreprises à des risques significatifs, aussi bien sur le plan financier que réputationnel.
  •  La mise en œuvre de cette conformité-concurrence doit se traduire par l’élaboration d’un programme de conformité efficace, faisant intervenir des experts de droit de la concurrence chargés d’analyser, dans un cadre sécurisé car bénéficiant du secret professionnel, les risques et de proposer des outils adaptés à l’entreprise.

 

SUR L’AUTEUR

Romain Maulin est avocat au barreau de paris depuis 2009. Disposant d’une double formation sciences po (paris) et droit, il est l’associé fondateur du cabinet Maulin Avocats qu’il a créé en 2018, après avoir exercé pendant près de dix ans dans les départements dédiés au droit de la concurrence de grands cabinets anglo-saxons (Herbert Smith Freehills, Allen & Overy et Dechert). Le cabinet Maulin Avocats, comptant quatre avocats spécialisés, est reconnu comme étant l’une des références incontournables en matière de droit de la concurrence, et particulièrement en matière de conception de stratégies de conformité concurrence
à l’usage des entreprises et des organismes professionnels.