Blandine Cordier-Palasse est fondatrice de BCP Partners. Ancienne avocate et membre de prestigieux boards, elle a cofondé Le Cercle de la Compliance en 2010 et s’est imposée comme une figure incontournable à propos de la gouvernance, du juridique et de la compliance. Selon elle, la fonction juridique est insuffisamment représentée en comex. Explications.

Décideurs RH. Quels sont les constats que vous portez sur l’évolution de la fonction juridique au sein des grands groupes ?

Blandine Cordier-Palasse. La fonction juridique évolue et existe de plus en plus dans les groupes. Toutefois, son positionnement reste très variable. Selon la sensibilité de la direction générale, qui voit dans le droit une arme économique et stratégique, le directeur juridique est membre du comex. Cependant, beaucoup de groupes continuent de considérer cette fonction comme support, placée au codir – opérationnel – mais l’excluent du niveau stratégique du comex.

Quelle différence provoque cette structuration de gouvernance ?

La différence est significative puisque, selon le positionnement de la direction juridique dans l’organisation, son rôle change radicalement. Une direction juridique au comex est partie prenante en amont des réflexions et des déci­sions stratégiques. Elle peut ainsi interagir avec ses pairs – les autres membres du comex  – en connaissant les tenants et les aboutissants et traiter les sujets évoqués en temps et en heure. Dans le cas contraire, il est nécessaire de relayer l’information et ce mouvement descendant du comex à la direction juridique comporte néces­sairement un risque : soit l’information n’est simplement pas transmise, soit elle l’est à travers un biais.

Ainsi, une direction administrative et financière ne conçoit souvent la stratégie de l’entreprise que sous le prisme de son expertise, sans envisager la perspective juridique. La déperdition d’information, de proactivité, et a fortiori de réactivité est souvent conséquente et préjudiciable à l’entreprise.

Y a-t-il une évolution de la fonction qui justifie cette refonte systématique de gouvernance que vous appelez de vos vœux ?

Oui et le sujet est d’autant plus fondamental que la fonction juridique est devenue une arme économique et son rayonnement devient de plus en plus transverse. Elle intervient sur tous les sujets qui concernent l’entreprise : gouvernance, opérations de croissance externe, scission, contrats français et internationaux de tous types, assurances – y compris les risques juridiques, extra-financiers qui ne sont pas assurables, affaires publiques…

La fonction juridique est aussi souvent chargée de la compliance, qui est appréhendée de façon de plus en plus pragmatique et opérationnelle, avec une méthode et une vision stratégique, pour accompagner les dirigeants et le business à se conformer aux réglementations, qui évoluent extrêmement vite. Garante de la réputation et de la solidité de la société, la fonction juridique est véritablement la gardienne du temple et les entreprises auraient tout à gagner à leur donner une place stratégique au comex.

À quoi attribuez-vous le manque de représentativité de la fonction juridique au sein des comex ?

J’ai souvent observé un manque d’intérêt pour la culture juridique en France. Jusqu’à récemment, les écoles de commerce étaient assez dépourvues de cours de droit, et inversement, les études de droit n’avaient pas de dimension business. Ces deux univers ne se croisaient étrangement pas. Aujourd’hui, de plus en plus de directeurs juridiques ont une vision globale, business et stratégique comme bras droit du CEO. Ils sont business partners, connaissent de mieux en mieux l’écosystème du business, les problématiques des opérationnels. Ils développent une appétence pour la complexité, l'abstraction, la technologie. Cette approche nourrit les connaissances et améliore l’efficacité des process et des contrats, aussi bien dans un sens que dans l’autre. Désormais, les écoles de commerce dispensent des cours de droit, naturellement moins nombreux que les cours de finance, mais c’est une évolution des mentalités qui mérite d’être soulignée. Les juristes sont de plus en plus pragmatiques et nous aurions tout intérêt à ce que, dès leur plus jeune âge, les étudiants en droit aillent sur le terrain des entreprises pour en comprendre tous les enjeux, dans le cadre de stages par exemple.

Pour ma part, j’y travaille en intervenant régu­lièrement auprès d’étudiants et d’executives pour leur expliquer l’ensemble des enjeux que recouvre la fonction juridique, la compliance, la gouvernance.

Le juridique est-il considéré différemment ailleurs ?

La situation est totalement différente aux États-Unis, et plus généralement dans le monde anglo-saxon où le positionnement du droit et de la culture juridique est essentiel au point que même les particuliers ont très souvent un avocat et le general counsel est le bras droit du CEO. En France, les directions générales qui ont eu une expérience internationale voient comme une évidence le fait d’avoir une compétence juridique au sein de leur comex.

Quels secteurs sont les plus avancés dans ce domaine ?

Je ne pense pas que ce soit une question de secteur mais de personnalité. À l’instar de grands groupes internationaux comme chez Schneider Electric où le directeur juridique jusqu’à récemment, l’Américain Peter Wexler, représente selon moi un modèle d’incarnation de cette fonction. Il possède une vraie vision pour le groupe et pour le rôle de la fonction juridique – que ce soit en termes de fluidité ou de pédagogie dans la diffusion des enjeux juridiques aux équipes – au service des dirigeants et du business, et plus généralement dans l’écosystème du groupe, très en lien avec les parties prenantes internes et externes. Côté français, Nicolas Guérin, chez Orange, est aussi exemplaire.

Quelles qualités sont, selon vous, nécessaires pour endosser ce rôle ?

De plus en plus de directeurs juridiques sont d’origine anglo-saxonne ou ont vécu à l’étranger : cela représente un fort avantage pour entrer efficacement dans des problématiques mondiales. L’aspect international est clé, et je conseille souvent vivement aux étudiants en droit de faire un LLM à l’étranger plutôt qu’un deuxième master en France. La maîtrise de l’anglais est incontournable dans le milieu pour s’ouvrir à ces enjeux internationaux. Ensuite, tout réside dans le leadership, le charisme, le courage et la personnalité des individus qui les amènent à comprendre les enjeux de chaque direction et d’être impactant.

"En France, les directions générales qui ont eu une expérience internationale voient comme une évidence le fait d’avoir une compétence juridique au sein de leur comex"

Un directeur juridique est un pilote, un chef d’orchestre de l’ensemble des fonctions du groupe afin de faire converger tout le monde vers l’objectif stratégique de l'entreprise.

Vous prenez en charge de plus en plus de recrutements en RSE : qu’en est-il à ce stade, de cette fonction au sein des entreprises ?

Selon les groupes, la RSE est appréhendée de diverses façons. La CSRD, qui devait être applicable dès 2025 avec un reporting sur 2024, constitue un tournant. En fonction des secteurs d’activité, l’impact de la RSE peut être considérable, faisant l’objet d’un suivi étroit et de longue date, du fait de son lien avec le core business de l’entreprise, comme c’est le cas chez Air Liquide.

"D’abord perçue comme une contrainte, la RSE devient une opportunité"

Aujourd’hui, outre l’aspect environnemental, les enjeux sociaux et de gouvernance prennent de l’importance. Tout cela exige une expertise particulière et en même temps une hauteur de vue, macroéconomique. Il s’agit de savoir comprendre des chiffres, de les analyser, et d’être en mesure de les utiliser dans une perspective d’amélioration continue qui va influer sur la performance globale des équipes, du business et de l’entreprise. D’abord perçue comme une contrainte, la RSE devient une opportunité comme ce fut le cas pour la compliance.

Votre baseline depuis des années est : "L’essentiel est le capital humain.". Comment cette devise vous guide-t-elle dans votre appréhension du monde de l’entreprise ?

Cette devise me guide depuis le premier jour du cabinet BCP Partners puisque je l’ai inscrite dans ma signature il y a quinze ans. Une organisation sans l’aspect humain, sans sentiment d’appartenance et de cohésion n’est rien. Le capital humain est hélas toujours envisagé comme un coût et représente la variable d’ajustement en cas de crise. Pourtant, licencier du personnel peut laisser des traces en externe – pour la réputation de l’entreprise –, comme en interne où les gens qui restent peuvent être traumatisés d’avoir vu leurs collègues jetés comme des Kleenex. Aujourd’hui, cet héritage contribue à créer chez les individus un désir d’équilibre qui les mène à poser leurs conditions : et les candidats veulent voir leurs enfants grandir, pouvoir télé-travailler et trouver un alignement dans leur épanouissement professionnel et personnel. Les femmes et les hommes forgent la réputation d’une entreprise. Avec une bonne image, celle-ci est plus susceptible d’attirer les meilleurs talents, créant un cercle vertueux pour la performance. Je suis fière d’y contribuer en tant que chasseuse de têtes.

Entretien avec Blandine Cordier-Palasse, fondactrice, BCP PARTNERS

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