Aidance, maladie, interruptions de grossesse, parentalité : ces réalités de vie longtemps tues par peur des stigmatisations sortent peu à peu du tabou et font l’objet de politiques RH avancées dans des entreprises, allant du grand groupe coté en Bourse à la PME.

Les enjeux cibles sont variés : rétention des talents, attractivité, mais aussi volonté de marquer des convictions, des engagements sociétaux forts face à des situations de vie qui, sans soutien de la part de l’entreprise, peuvent devenir des bloqueurs de carrière.

Certaines entreprises, de plus en plus variées et visibles, comprennent que ces engagements, qui humanisent l’entreprise et la rendent empathique envers ses collaboratrices et collaborateurs, favorisent également la rétention des talents, sa réputation et même ses performances économiques. Car recevoir un soutien concret de la part de sa hiérarchie quand la vie personnelle se voit bouleversée crée un lien et une gratitude irremplaçables. Et a contrario, s’apercevoir que l’entreprise ne propose ni cadre, ni discours de soutien à un moment clé de l’existence peut constituer une faille irrémédiable pour l’engagement des personnes et leur désir de promouvoir l’entreprise en externe. Des ressources à proprement parler humaines qui proposent ainsi un environnement de travail en phase avec ce que vivent les individus. 

La parentalité au cœur des inégalités : ces entreprises qui rééquilibrent les congés

Être parent est en vrac une joie, un sacerdoce, une charge mentale, une expérience de l’amour total. C’est aussi le moment où les femmes s’aperçoivent qu’elles devront être seules à assumer les conséquences de cette décision qui fut pourtant – le plus souvent – prise à deux : ainsi, selon le  Baromètre sur le sexisme ordinaire au travail de l’AFMD publié en 2023, la maternité continue d’être perçue comme un "problème" pour l’entreprise et un "handicap" pour la carrière de sept femmes sur dix, et près d’un tiers de ces femmes ont été la cible directe de discours discriminants, avec une prédominance (40%) auprès des mères de 25 à 34 ans.

Les entreprises sont de plus en plus nombreuses à se positionner sur ces points, conscientes qu’en rééquilibrant les congés, elles pourront non seulement résoudre en partie les discriminations sexistes, mais aussi faire la différence et retenir leurs talents en se focalisant sur ce moment clé de leur vie personnelle. Ainsi, Novartis propose un congé coparent de seize semaines, Kering de quatorze semaines, Barilla de douze semaines, et le groupe LDLC a annoncé l’instauration d’un congé naissance pour chaque parent de vingt semaines, avec maintien de salaire à 100% – une condition indispensable pour que les congés soient pris.

77% des femmes et 68% des hommes jugent que la parentalité est insuffisamment prise en compte dans l’organisation du temps et des lieux de travail (sondage CSEP, 2018)

Les discriminations faites aux femmes commencent dès l’annonce de la grossesse. En 2015, un sondage Odoxa pour PremUp mettait en évidence qu’une femme sur dix cache sa grossesse le plus longtemps possible par crainte de la réaction de son employeur. Sachant qu’une grossesse sur quatre est interrompue par une fausse couche, cela favorise le tabou et l’absence d’accompagnement à ce moment pourtant très difficile pour les individus, qui peuvent aussi traverser des difficultés pour procréer et manquent d’aménagements de travail lors des procédures liées aux FIV et PMA alors même que la loi exprime clairement que les absences sont autorisées et doivent être rémunérées. Le tout est que l’entreprise le rappelle, le dise, car les discriminations font si peur que les futurs parents – et les femmes en particulier – n’osent pas accéder à leurs droits.

Et quand les enfants naissent, d’autres difficultés interviennent : un sondage mené par le Conseil supérieur à l’égalité professionnelle (CSEP) en 2018 montrait que 77% des femmes et 68% des hommes jugent que la parentalité est insuffisamment prise en compte dans l’organisation du temps et des lieux de travail, notamment dans les horaires de réunion. Et l’Insee révélait en 2020 que 66% des parents d’enfants de 0 à 3 ans, tous sexes confondus, confient rencontrer des difficultés d’articulation personnelle et professionnelle. Sans surprise, c’est principalement la carrière des femmes qui est touchée : 49% d’entre elles déclaraient en 2021 que la naissance de leur premier enfant a eu une ou plusieurs incidences sur leur emploi, et 66% à partir du deuxième… là où seuls 14% des pères, quel que soit le nombre d’enfants, constataient une perte d’évolution professionnelle.

Des levées de carence sur des événements particuliers : fausse couche, IVG

En février 2023, L’Oréal déclarait donner trois jours rémunérés aux femmes qui vivent une fausse couche. Moins d’un mois après, une Assemblée nationale pleine à craquer votait à l’unanimité la levée de carence sur tout arrêt de travail lié à une fausse couche – un texte qui devrait être mis en œuvre d’ici janvier 2024. Sous l’impulsion de la charte du Parental Challenge (qu’a aussi signée L’Oréal) qui engageait les entreprises à donner trois jours de congés rémunérés pour chaque membre du couple en cas de fausse couche, PwC France avait également pris cet engagement près d’un an auparavant et la fédération Syntec inscrivait ce congé fausse couche dans sa convention collective. 

Plus récemment encore, trois entreprises ont ajouté à leurs engagements l’instauration d’une levée de carence en cas d’IVG, arguant à juste titre que les manifestations physiques qui lui font suite (semblables à une fausse couche) ne pouvaient pas être compatibles avec une reprise immédiate du travail. C’est donc Gleamer, start-up mêlant IA et radiologie, qui a été la première à mettre en place la levée de carence pour tout arrêt de grossesse, que ce dernier soit volontaire ou subi. Le promoteur engagé Redman lui a emboîté le pas ce 12 septembre, annonçant au passage d’autres engagements liés aux moments de vie, et le groupe LDLC, dirigé par Laurent de la Clergerie, confirmait auprès de Décideurs RH que son soutien à une tribune réclamant des jours en cas d’IVG était une manière de s’engager à l’instaurer dans son groupe. 

Proches aidants, deuil : les politiques RH émergent

En 2023, selon la Drees, 8,8 millions d’adultes français sont proches aidants, soit une personne sur six – une statistique qui atteint une sur quatre entre 55 et 64 ans. Certaines entreprises, conscientes du caractère prenant de la mise en place de l’aide, et des difficultés psychologiques que cela entraîne, pensent leur politique RH autour de ces épisodes longs et complexes de la vie. Chez Redman, c’est l’annonce du cancer du fils de la DG adjointe qui a déclenché un dispositif complet, avec maintien du salaire sur une durée de trois mois pour une absence totale, ou six mois pour une absence à mi-temps, associés aux dons de congés et à des facilités de télétravail. Chez AXA, même schéma : elle-même ayant été aidante, Karima Silvent, DRH Monde, accorde dix demi-journées rémunérées aux salariés aidants, et leur propose aussi un soutien psychologique.

66% des salariés aidants constatent que leur situation a un impact négatif sur leur travail (Baromètre « Aider et travailler », 2023)

Karen Mauger, DRH de Sciences Po, en a tiré des actions claires et déclarait en juillet 2023 à Décideurs RH : "L’accord proche aidant que nous avons mis en place permet de concilier au mieux vie personnelle et vie professionnelle. Celui-ci a pour objectif de ne pas isoler le collaborateur, de lui permettre de continuer à travailler, ne pas être dans l’obligation de s’arrêter. Pour ce faire, en plus de l’accord, nous avons permis le don de jours de congé." Allant plus loin encore dans la levée des tabous, elle a également mis en place un dispositif pour les personnes endeuillées : "Un espace d’accompagnement a été créé pour les personnes qui viennent de perdre un proche. Elles y bénéficient d’une assistance sociale ainsi que de conseils individualisés en fonction de chaque situation." 

La situation des aidants en activité professionnelle a de quoi alerter : selon le baromètre "Aider et travailler 2023", diffusé par Interfacia, un tiers des salariés aidants a été contraint de démissionner pour prendre soin d'un proche et 66% des salariés aidants constatent que leur situation a un impact négatif sur leur travail. Pour retenir les talents, réfléchir à ces questions semble inéluctable et manifester un soutien ouvert pourrait lever un tabou important.

#Workingwithcancer : lever le tabou sur les longues maladies

S’il y a un tabou, c’est bien celui-là : un salarié sur deux atteint d’un cancer a peur d’en informer son employeur (étude OpinionWay pour Cancer@Work, septembre 2019). Pourtant, 92% d’entre eux estiment que le soutien qu’ils reçoivent au travail peut avoir une influence positive sur leur état de santé (étude Publicis Health, octobre 2022). En janvier 2023, Arthur Sadoun, président du directoire de Publicis, annonçait être atteint d’un cancer et lançait – avec la force de frappe de Publicis – la campagne #Workingwithcancer assortie de mesures RH claires pour les collaboratrices et collaborateurs de Publicis partout dans le monde : garantie de l’emploi et maintien du salaire de base de tous les employés du groupe Publicis atteints d’un cancer ou d’une maladie chronique pendant au moins un an, afin qu’ils puissent se concentrer sur leurs traitements médicaux ; accompagnement personnel et professionnel pour faciliter leur retour au travail en fonction de leur état de santé physique et psychologique et de leur volonté de poursuivre le même travail ou d’en changer ; création d’une communauté interne de soutien aux collègues malades ; soutien personnalisé lié à l’organisation du travail pour les salariés en situation d’aidant pour un parent proche (conjoint, enfant…).

Une personne salariée sur deux atteinte d’un cancer a peur d’en informer son employeur (étude OpinionWay pour Cancer@Work, septembre 2019)

Avant lui, d’autres entreprises agissaient déjà, conscientes qu’il fallait prévenir et accompagner. Ainsi, Karima Silvent d'AXA a élaboré un travail complet, d’abord avec des campagnes de bilans de santé qui ont permis de prendre la maladie à temps, puis en créant en 2020 une politique RH : "Nous sommes l’un des seuls groupes à garantir à tous ses collaborateurs, partout dans le monde, qu’ils seront épaulés si cette maladie se déclarait. Concrètement, nous prenons en charge 75% des dépenses de santé relatives aux traitements du cancer, ce qui, par exemple aux États-Unis, change radicalement la donne."

Un ROI social, sociétal et même économique

L’impact, si l’on peut utiliser ce terme, est aussi (et avant tout) sociétal : en montrant le chemin, on fait positivement évoluer la société, et on entre, à certains égards, dans l’histoire. Par ailleurs, plus on le fait tôt, et plus on prend ces indicateurs sociaux au sérieux, plus on est prêt pour les évolutions de la société (Index égalité, changements de loi, etc.). Et surtout, en veillant à ces points, l’entreprise assure à l’ensemble de ses effectifs, femmes comme hommes, une place, une considération et une potentielle évolution égalitaire.

100 euros investis dans une politique parentale rapportent 108 euros à l’entreprise (étude Migros, 2005)

Pour autant, des mesures d’impact économiques ont été faites, et assoient aussi l’intérêt économique de s’intéresser à ces sujets en tant que DRH ou DAF. Pour la parentalité seule, une étude de 2005 commandée par Migros, Nestlé et d’autres grandes entreprises suisses montrait que 100 euros investis dans une politique parentale rapportent 108 euros à l’entreprise. Ce ROI de 8% s’expliquait principalement par la diminution de l’absentéisme et par la baisse des coûts de recrutement : étant en mesure d’articuler leur vie personnelle et leurs ambitions professionnelles, les talents restaient dans l’entreprise.

Judith Aquien

Crédit photo : Image de rawpixel.com sur Freepik

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