Mahdi Boukennat est directeur des relations sociales chez Auchan Retail, en plein virage vers l’IA. Selon lui, les principaux enjeux d’employabilité liés à l’émergence de l’intelligence artificielle sont la lutte contre la fracture numérique et l’adaptation des salariés à ces dispositifs par la formation. Éclairages.

 

Décideurs RH. Comment l’IA est-elle utilisée chez Auchan Retail ?

Mahdi Boukennat. Nous avons recours à l’IA depuis un moment déjà : nos outils de paie sont nourris en données pour générer des bulletins de salaire, par exemple. Nous allons utiliser l’IA pour évaluer et planifier le nombre d’heures d’activité des employés nécessaires à tel moment sur tel magasin, pour mieux organiser le travail.

Néanmoins, aujourd’hui, le sujet prend de l’ampleur. Les entrepôts logistiques sont de plus en plus automatisés : préparation de commandes, dispatch des palettes. Et au sein des magasins, l’apparition des caisses en libre-service change le métier d’hôte ou hôtesses de caisse, qui font surtout de l’accompagnement client si l’outil fait défaut. C’est un vrai sujet par rapport à l’employabilité des salariés et à la transformation des métiers.

La principale question suscitée par l’IA est celle de l’éventuel remplacement des forces de travail humaine

L’employabilité est justement au centre des débats relatifs à l’IA : comment abordez-vous cet enjeu ?

En effet, il est clair que la principale question suscitée par l’IA est celle de l’éventuel remplacement des forces de travail humaines. Par exemple, chez Amazon, les entrepôts sont automatisés à 100 %, et même la livraison par drone fait l’objet d’une expérimentation. Chez Auchan, nous en sommes très loin, et quoi qu’il en soit, les métiers d’artisanat ou de bouche seront toujours préservés, du fait de leur nature. Le souci de nos partenaires sociaux est de savoir comment nous prenons ce virage tout en développant et en assurant l’employabilité de nos collaborateurs, de manière à ce que l’IA ne vienne pas se substituer à l’humain mais le complète, voire améliore ses conditions de travail.

Concrètement, sur nos caisses, l’automatisation n’a pas supprimé d’emplois mais a créé des salariés polycompétents, capables d’œuvrer en caisse, en rayon et en stand. Les changements technologiques amènent à travailler autrement. Nous formons nos salariés dans l’objectif de supprimer le monotâche, ce qui entretient par conséquent leur employabilité.

Je pense qu’il ne faut pas s’inquiéter outre mesure. Cela fait vingt ans que j’exerce, et la technologie ne cesse d’évoluer et de changer peu à peu nos manières de travailler : pour prendre des exemples simples, l’arrivée des tableurs Excel n’a pas aboli le travail des comptables mais l’a modifié, et il y a encore des facteurs à La Poste malgré l’émergence du mail. En revanche, les métiers ont évolué.

L’enjeu est vraiment de développer les collaborateurs pour qu’ils sachent monter en compétences sur des tâches plus complexes. L’IA n’est pas autonome et ne pense pas par elle-même : il s’agit de savoir la manier, la nourrir et rester véritablement innovant et créatif.

Est-ce là qu’intervient le dialogue social ?

Nous faisons des tests en amont d’un déploiement d’IA pour voir dans quelle mesure elle améliore notre travail et nos performances. Si l’IA peut alléger la charge de travail de certains collaborateurs, nous y aurons recours : par exemple, pour nos cadres en forfait jour, une fois leurs missions accomplies, ils gagneront en qualité de vie avec un temps personnel supplémentaire.

Nous disposons d’un observatoire des métiers en interne, au sein duquel nous menons des prospectives métiers, entre autres au regard de l’arrivée de l’IA et des nouvelles technologies. Pour éviter un allègement total menant à la fin de certains emplois, nous travaillons les compétences proprement humaines qui apportent une valeur ajoutée à l’outil.

Nous venons de signer un accord sur la gestion des emplois et des parcours professionnels, dont l’un des axes principaux est la lutte contre la fracture numérique. Nous mettrons donc en place un plan de formation correspondant à nos orientations stratégiques, car les partenaires sociaux ont conscience que la clé de l’employabilité est de maîtriser l’IA.

L’IA nous sert aussi à mieux identifier les risques professionnels

Que change l’IA dans vos fonctions de directeur des relations sociales ?

Au niveau RH, l’IA est capable de rédiger une lettre d’avertissement ou de licenciement, voire de produire un module de formation – je vérifie évidemment toujours la qualité du résultat. Lorsque nous effectuons un bilan social sur nos effectifs et le turnover, l’outil de data RH génère toutes les données qui peuvent être utiles. C’est un gain de temps considérable, et la data est de plus en plus fiable.

Aujourd’hui, nos juristes en droit social, débarrassés de telles tâches fastidieuses, peuvent se concentrer sur des questions à plus haute valeur ajoutée. Ils utilisent la data générée par l’IA mais demeurent décisionnaires sur les orientations à prendre.

Cette année, l’IA nous a aussi servi à mieux identifier les risques professionnels liés au port de charges lourdes ou aux tâches et mouvements répétitifs, et à porter un regard plus attentif sur les conditions de travail de nos équipes. Grâce à ces données, nous allons pouvoir mettre en œuvre des actions de prévention.

Dans le cadre d’enquêtes internes, l’IA peut aussi plus aisément analyser les comportements inappropriés intervenus lors d’échanges par chat, réunions à distance ou mails, et constituer des preuves en cas d’alerte harcèlement.

Tout cela a des implications sur la gestion des données : comment l’envisagez-vous avec vos partenaires sociaux ?

Nous sommes soumis à la RGPD, donc les données de nos employés sont protégées. Sur le plan du dialogue social, nous faisons des informations-consultations sur nos projets et process auprès des partenaires sociaux. Leur inquiétude majeure est de s’assurer que les outils servent à suivre leur travail, et non à les sanctionner ou les “fliquer”.

Comment envisagez-vous l’avenir de l’IA au sein des organisations de travail ?

Je pense qu’il va falloir adopter l’IA et ne surtout pas rater le coche : le risque est d’être vite dépassé par ce nouvel outil. Il est essentiel que nos collaborateurs s’adaptent à ce monde numérique. Auchan n’est pas une start-up de la tech, et pour autant la tech constitue un sujet pour l’employabilité de nos collaborateurs : pour la garantir, il faut les mener vers des métiers plus émergents et les sortir de métiers dits “sensibles”, comme celui d’hôte ou hôtesse de caisse.

Je suis convaincu qu’il est nécessaire de développer sans relâche la culture de nos délégués syndicaux sur ce point, afin que l’ensemble des parties aient la vision et les cartes nécessaires à un dialogue social éclairé. Aujourd’hui, nous sensibilisons mais nous ne formons pas encore. C’est peut-être un besoin à anticiper.

Propos recueillis par Judith Aquien

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