Mercredi 15 novembre 2023, le procureur général de la Cour de cassation, Rémy Heitz, a requis une peine d’un an de prison avec sursis à l’encontre du ministre de la Justice. Il a demandé à la Cour de Justice de la République de prendre une décision qui servira de “référence”.

“Je ne vous demande pas de faire un exemple, je vous demande d’appliquer la loi.” À l’issue d’un réquisitoire de plus de trois heures trente devant la Cour de justice de la République, le procureur général de la Cour de cassation Rémy Heitz formule ses réquisitions : un an d’emprisonnement avec sursis et une peine d'inéligibilité. 

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Au début de son réquisitoire, le procureur général explique que c’est pour lui un “exercice difficile” et un “procès très lourd”. Il s’adresse directement à Éric Dupond-Moretti pour lui dire que le voir là, en civil, sans sa robe d’avocat, “ça ne fait plaisir à personne”. Il prend le temps d’écarter ce qu’il appelle “les trois rideaux de fumée destinés à brouiller [l’]analyse [des juges]”. Selon lui, la thèse de la vengeance, que ce soit celle du Premier ministre ou celle des syndicats de magistrats, ne tient pas. Il ne croit pas que ces derniers se seraient laissés aller à “une telle instrumentalisation de la plainte pénale”. La seconde hypothèse, la vindicte personnelle de François Molins, déçu de ne pas avoir eu le poste de ministre de la Justice, relève de la “fable”. Le procureur général pointe du doigt la défense et sa stratégie de “faire le procès des autres”. Pour ce qui est du dernier rideau de fumée, la confusion induite entre les notions de risque de conflit d’intérêts et de prise illégale d’intérêts, Rémy Heitz le dissipe. Le conflit d’intérêts, infraction-obstacle, et la prise illégale d’intérêts ont deux temporalités différentes. Et les avocats sont très habitués à repérer les conflits d’intérêts dans les dossiers, pour se déporter ou s’abstenir. Il énumère d’ailleurs les nombreux signaux auxquels le ministre aurait dû prêter attention comme cette note interne, une pièce annulée, qui avertit le garde des Sceaux à propos de l’affaire du PNF : “Vous n’interviendrez plus ni comme plaignant ni à aucun titre dans cette procédure.” 

Poésie de Montaigne 

Rémy Heitz illustre ses propos avec l’image d’un train qui aurait emprunté la mauvaise voie. “Et on sait qu’un train qui circule sur une mauvaise voie fait des dégâts.” Tous ses propos, à l’instar de ceux de l’avocat général, Philippe Lagauche, convergent vers le même but : démontrer que si Éric Dupond-Moretti s’était abstenu ou déporté dans les affaires qui le concernaient, soit à titre d’avocat (pour l’affaire Édouard Levrault) soit à titre de victime (pour l’affaire du PNF), la Cour de justice de la République ne serait pas réunie depuis dix jours pour juger un ministre de la Justice en fonctions. Pour Rémy Heitz comme pour Phillipe Lagauche, le ténor ne peut espérer s’en sortir en disant qu’un autre ministre aurait pris la même décision. Ce sont des “conjectures qui ne mènent à rien”. Et d’emprunter au répertoire de Montaigne : “Ici il y a délit parce que c’était vous monsieur Dupond-Moretti / Et parce que c’était eux les quatre magistrats”, pour dire que ce ministre sans ordinateur ne peut se cacher derrière son administration, et a bel et bien agi dans un intérêt personnel. “C’est tout simple et on a essayé de tout embrouiller”, résume Philippe Lagauche, l’avocat général, qui a passé près d’une heure à restituer la chronologie des faits.

Un homme avec les défauts de ses qualités 

La salle n’a pas désempli malgré une suspension pendant laquelle rares sont ceux qui ont laissé leur place. Elle attend le réquisitoire final, celui dans lequel Rémy Heitz enjoint à la Cour de prendre une “décision importante pour les concitoyens, pour la confiance dans la justice”, pour l’ensemble des hommes politiques probes et pour tous les fonctionnaires qui doivent pouvoir travailler sans la crainte d’un “ministre arbitraire”.  Il invite l’audience à imaginer un ministre de la Santé qui lancerait une enquête contre un médecin qui l’a mal soigné ou un inspecteur des impôts qui déclencherait un contrôle fiscal à l’encontre d’un voisin qu’il n’apprécie pas. Avant de réclamer que “l’exigence de moralité publique [soit] portée au plus haut”. Pour le procureur général de la Cour de cassation, ne pas reconnaître la culpabilité d’Éric Dupond-Moretti enverrait un “signal très négatif” pour l’ensemble de ceux qui exercent une fonction publique. Il remémore à la Cour que le 30 septembre 2019, elle avait condamné Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux de l’époque, pour violation du secret professionnel. Avant de prononcer les peines requises, Rémy Heitz s’adoucit : “Derrière le ministre, il y a un homme, avec des défauts et des qualités. Et avec les défauts de ses qualités aussi.” Et fait valoir les faits à décharge, comme le fort investissement pour la justice de l'avocat légendaire, parce qu’“il faudra continuer à travailler ensemble pour le bien de l’institution, pour le bien de la justice”. La défense d'Éric Dupond-Moretti plaidera jeudi après-midi. 

Anne-Laure Blouin 

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