Dans l’affaire TotalEnergies lancée par une coalition d’ONG et de collectivités en 2020, la prochaine étape réside dans l’examen par la cour d’appel de Paris de la décision du juge de la mise en état. La coalition vient de déposer ses conclusions d’appel. Explications de Théa Bounfour, chargée de contentieux et plaidoyer chez Sherpa.

Sherpa, Notre Affaire à Tous, Les Eco Maires, ZEA, France Nature Environnement, Amnesty International France et seize collectivités avaient assigné en justice TotalEnergies pour la contraindre à respecter son devoir de vigilance en matière climatique et à s’aligner sur les objectifs de l’Accord de Paris. La coalition a fait appel de la décision du juge de la mise en état de juillet dernier qui avait rejeté son action.

Décideurs Juridiques. Sherpa, Notre Affaire à Tous, Les Eco Maires, ZEA, France Nature Environnement, Amnesty International France et seize collectivités avaient assigné Total le 28 janvier 2020 devant le tribunal judiciaire de Paris pour manquement au devoir de vigilance en matière climatique, après une mise en demeure en janvier 2019. Pour quelles raisons le juge de la mise en état, désigné en mars 2022, a déclaré l’action irrecevable ?

Théa Bounfour. La décision de juillet de dernier a déclaré l’action de la coalition irrecevable. Le juge de la mise en état a considéré que la mise en demeure qui doit précéder l’action judiciaire était irrégulière. Il a également prétexté un manque de dialogue entre les parties. La loi prévoit simplement l’envoi de cette mise en demeure assortie d’un délai de trois mois pour permettre à l’entreprise de se mettre en conformité avec les obligations imposées par la loi sur le devoir de vigilance. Autre point très contestable : l’intérêt à agir. Le juge a considéré que certains collectifs et certaines associations n’en disposaient pas. Nous considérons qu’il a adopté une vision très restrictive. 

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Pourquoi interjeter appel ?

La décision de faire appel se justifie par le fait que la décision du juge de la mise en état est très contestable d’un point de vue juridique. Cela vaut pour son interprétation de l’obligation de mise en demeure. Selon lui, la mise en demeure serait le support d’un dialogue quasiment obligatoire. Alors que la loi sur le devoir de vigilance ne prévoit pas cette exigence. Cette décision est inquiétante car elle établit une restriction d’accès à la justice. Elle ferme la porte à la justice climatique. C’est problématique au regard de l’urgence que l’on connaît en matière climatique et environnementale. Et au vu des délais de justice : il s’est déjà écoulé plus de trois ans depuis la mise en demeure de TotalEnergies en juin 2019.

L’appel permettra-t-il à un juge de rentrer dans le vif du sujet ou, du moins, pourra-t-il aller plus loin que le juge de la mise en état ?

On ne va (toujours) pas débattre des questions de fond. L’appel portera sur des questions de recevabilité judiciaire. C’est aussi en cela que la décision du juge de la mise en état pose un problème, elle ne fait que retarder les débats sur le fond, le moment où l’on se retrouvera devant le tribunal judiciaire pour parler de la responsabilité climatique de TotalEnergies. La question de la recevabilité reste cruciale à ce stade. Cela s’illustre dans d’autres dossiers, jugés eux aussi irrecevables, notamment les affaires EDF Mexique, Suez Chili et Total Ouganda. Le 28 février 2023, le tribunal de Paris avait jugé irrecevable la première action d’une coalition d’organisations menée par les Amis de la Terre contre les projets pétroliers de TotalEnergies EACOP en Ouganda et Tanzanie. En novembre 2021, c’est dans l’affaire EDF au Mexique que le même tribunal a rejeté la demande de suspension du projet de parc éolien Gunaa Sicarú d’EDF prévu sur le territoire de la communauté autochtone d’Unión Hidalgo, au motif controversé que l’assignation déposée en octobre 2020 ne faisait pas référence au plan de vigilance adéquat. [En 2022, EDF a contesté la recevabilité de l’appel interjeté par les demandeurs. En mars 2023, la cour d’appel de Paris a finalement déclaré l’appel recevable. Une audience se tiendra le 24 novembre 2023.] Et en juin 2023, le tribunal judiciaire de Paris a également déclaré irrecevables l’action des associations requérantes dans le cadre de l’action judiciaire menée contre Suez par les victimes d’une crise sanitaire intervenue à Osorno au Chili en 2019. Tous ces dossiers participent d’un mouvement de la fermeture de l’action judiciaire. Ils démontrent une interprétation extrêmement restrictive. La question de la recevabilité pose celle de l’accès à la justice, et conditionne la possibilité de réclamer à une société à respecter les obligations induites par le devoir de vigilance. 

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Qu’avez-vous fait valoir dans vos conclusions d’appel ?

Nous faisons valoir pour l’essentiel toutes ces questions de recevabilité. Nous contestons l’interprétation du juge de la mise en état d’un prétendu dialogue judiciaire obligatoire, de l’intérêt à agir ou encore des interventions volontaires de certains acteurs comme les villes de Paris et New York, qui n’ont pas été admises à l’action judiciaire. Nous soulevons un point supplémentaire : celui de l’impartialité du juge. Certaines révélations publiées dans la presse – et d’abord sur le site chttps://lanceuralerte.org – après le rendu de sa décision par le juge de la mise en état mettent en lumière un lien de parenté entre ce dernier et un cadre dirigeant de TotalEnergies. Nous avons donc soulevé l’existence potentielle du non-respect de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme qui assure le droit à un procès équitable. La cour d’appel devra examiner si la décision a bien bénéficié des garanties d’impartialité prévues par le droit, et notamment vérifier l’impartialité objective du juge. La question qui sous-tend est celle de savoir, si par rapport à cette décision extrêmement défavorable, le magistrat n’aurait pas dû se déporter pour préserver l’impartialité de la décision, pour se conformer à son obligation déontologique.

Qu’attendez-vous de l’appel ? Avez-vous bon espoir ?

Nous avons des arguments solides. L’interprétation du juge de la mise en état est difficilement justifiable d’un point de vue juridique. Il reste que l’appel comporte des aléas. Nous espérons que l’interprétation restrictive ne va pas prévaloir et davantage réduire l’accès à la justice en matière de devoir de vigilance. Il convient de suivre les autres dossiers (évoqués ci-dessus), et leurs développements, car ils portent sur des points qui diffèrent de notre affaire. L’audience d’appel dans le dossier EDF Mexique va bientôt se tenir.

La position et la compréhension de TotalEnergies de la loi sur le devoir de vigilance sont qu’elle ne concerne pas le climat ou ce qu’on pourrait appeler le risque climatique. Il s’agit selon l’entreprise d’un risque diffus qui ne résulte pas spécifiquement des activités d’une entreprise ou d’une autre. Qu’opposez-vous à cet argumentaire ?

Cette position n’est pas nouvelle et ne me surprend pas. Rappelons déjà que l’entreprise TotalEnergies a tout fait pour retarder le débat. La procédure a démarré il y a déjà plus de trois ans. La loi sur le devoir de vigilance mentionne bien les risques et les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement. C’est-à-dire les risques des activités des sociétés et leurs incidences négatives sur le climat et les droits humains. Quant à l’interprétation du phénomène diffus des émissions de gaz à effet de serre, un argument souvent opposé, elle n’empêche pas sur le plan juridique d’imputer la responsabilité à des entreprises grandes émettrices de GES. Total émet aujourd’hui près de 1% des émissions mondiales de GES. Aucune décision n’est venue trancher ce point de fond. Il sera intéressant d’avoir la vision du juge sur ce point.

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Pensez-vous que votre action pourra bientôt compter sur les travaux européens sur la directive européenne et son article 15 sur la responsabilité environnementale des entreprises, étant donné la vitesse de la justice française ?

Des débats importants ont lieu en ce moment sur la directive. Sur les obligations que les entreprises devront mettre en place en matière climatique et le fameux article 15. Sherpa milite aux côtés d’autres organisations européennes pour un texte ambitieux. On ne peut pas écarter le risque d’une vision très formaliste du plan de transition. Nous ne cherchons pas seulement l’obligation d’adoption d’un plan de vigilance qui serait une simple obligation documentaire. C’est la mise en œuvre du plan qui compte au sens où les entreprises doivent être tenues de prendre les mesures nécessaires et effectives pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, sous le contrôle du juge en cas de manquement. Après la proposition de la Commission, le vote au Parlement européen a amélioré le texte sur le plan climatique, en préconisant des objectifs chiffrés, pas seulement un plan vague. La phase de trilogue en cours est un long processus.

Propos recueillis par Anne-Laure Blouin.

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