12 octobre 2023. Pour les juges de Strasbourg, la condamnation pénale des sociétés Total et Vitol pour la violation du programme “Pétrole contre nourriture” est conforme à la Convention européenne des droits de l’homme. Retour sur un scandale international et une saga judiciaire hors norme.

Et de trois. Après la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation, ce sont les juges strasbourgeois qui valident une fois de plus la condamnation de Total et Vitol dans le cadre de l’affaire de corruption “Pétrole contre nourriture”. Le verdict est tombé le 12 octobre 2023, plus de vingt ans après les faits litigieux. Selon la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), les firmes pétrolières avaient bel et bien “délibérément accepté et organisé le paiement de commissions occultes” – désignées “surcharges” au bénéfice de dirigeants irakiens dans le cadre du programme onusien “Pétrole contre nourriture”. Elle rejette l’argument de l’imprévisibilité de la loi française avancé par les sociétés plaignantes. Alors que pour ces dernières, il était impossible, au moment des faits dans les années quatre-vingt-dix, d’anticiper l’engagement de leur responsabilité pénale. Les juges européens n'ayant pas adhéré au raisonnement, la condamnation est conforme à l’article 7 de la convention européenne (“pas de peine sans loi”) qui prohibe la condamnation pour un fait qui ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international au moment de sa commission.

Un enfant irakien mourait toutes les six minutes

Pour la CEDH, Total et Vitol sont des entreprises “familières du négoce de pétrole et aguerries aux opérations d’envergure dans un contexte international.”. Cela aurait dû les conduire à “faire preuve d’une prudence accrue et [à] mettre un soin particulier à évaluer les risques lorsqu’elles ont décidé d’entreprendre les opérations d’achat de pétrole irakien litigieuses“. D’autant plus qu’elles avaient “largement accès” à “des conseils éclairés“. Lesdites opérations visent des commissions versées par les groupes Total et Vitol à l’occasion d’opérations d’achat de pétrole au Moyen-Orient. À l’époque, dans le contexte de la première guerre du Golfe contre l’Irak, pour acheter de l’or noir à ce dernier, il fallait se conformer au programme "Pétrole contre nourriture". Activé entre 1996 et 2003, ce système visait à atténuer les effets sur la population d'un embargo décidé par l'ONU qui interdisait les échanges économiques avec le régime de Saddam Hussein. “Un enfant irakien meurt toutes les six minutes dans un pays qui connaissait, avant la guerre, un niveau économique parmi les plus élevés du Moyen-Orient”, avait résumé dans une question au Premier ministre la sénatrice communiste Marie-Claude Beaudeau en 1998. Le régime des sanctions avait été assoupli et autorisait l’Irak à vendre du pétrole pour acquérir des aliments, des médicaments et des produits de première nécessité, sous la supervision de l’ONU.

Pots-de-vin pour 2 200 entreprises

Plusieurs indices récoltés au cours d’enquêtes internationales ont permis de percer à jour un système de corruption, notamment des archives irakiennes découvertes après l’intervention américaine contre le régime de Saddam Hussein et des signalements recueillis par Tracfin concernant des flux financiers suspects entre le régime irakien et des entreprises françaises. Depuis 2000, l’État irakien appliquait une surcharge de 10 % de la valeur du baril sur les ventes. Seules les sociétés acceptant de verser ces pots-de-vin ont pu continuer à acheter du pétrole à l'Irak. Ces versements se faisaient dans la plus grande discrétion, sous forme d’argent liquide à l'intérieur de valises déposées dans les ambassades irakiennes à l’étranger ou sur des comptes détenus par des sociétés-écrans ou sur des comptes ouverts en Iran ou en Jordanie et gérés par la SOMO (State Oil Marketing Organisation), société d'État irakienne. Du côté des acheteurs de pétrole, la discrétion était aussi de mise. Ian Taylor, dirigeant de la société Vitol avait reconnu avoir eu recours à la société Peakville pour réaliser des paiements, lorsqu’il a compris en 2001 leur nature illicite.

Une commission d’enquête indépendante appelée Volcker – du nom de l’ancien directeur de la Réserve fédérale américaine chargé par l'ONU d'enquêter sur les manipulations du programme "Pétrole contre nourriture" – a permis de mettre à nu les rouages de ce système frauduleux. Le rapport Volcker de 2005 révèle que 2 200 sociétés basées dans 66 pays différents ont versé des pots-de-vin au gouvernement de Saddam Hussein. Selon le Government Accountability Office (GAO), l'équivalent américain de la Cour des comptes, le montant de la fraude aurait atteint plus de 10 milliards de dollars. Le rapport Volcker indique quant à lui que le régime de Saddam Hussein a détourné 1,8 milliard de dollars.

Acharnement judiciaire”

Une dizaine d’années plus tard, fin juillet 2011, un juge d’instruction français décide de renvoyer 18 personnes, et les sociétés Total et Vitol devant le tribunal correctionnel de Paris pour leur implication dans le détournement par Saddam Hussein du programme “Pétrole contre nourriture”. Sur le banc des accusés, des personnalités de premier plan comme l'ancien ministre Charles Pasqua, Christophe de Margerie, alors PDG de Total, Jean-Bernard Mérimée, ambassadeur de France à l'ONU de 1991 à 1995 puis conseiller spécial du secrétaire général de l'ONU de 1998 à 2002, l'homme d'affaires Claude Kaspereit ou encore l'ancien diplomate Serge Boidevaix.

Deux ans plus tard, en 2013, le tribunal correctionnel de Paris relaxe l’ensemble des prévenus. Les juges de première instance ne retiennent aucune des infractions dénoncées par le ministère public. Ni corruption d’agents publics étrangers, ni trafic d’influence, ni abus de biens sociaux. Jacqueline Laffont, avocate de Charles Pasqua, avait alors commenté :"C'est une claque magistrale pour l'instruction." Le parquet de Paris fait appel de la relaxe, sauf en ce qui concerne Christophe de Margerie et Charles Pasqua. L’avocat du pétrolier, maître Jean Veil, dénonce un “acharnement judiciaire près de quinze ans après les faits. Le tribunal de première instance écarte notamment la faute organisationnelle requise par le parquet contre Total pour qui l’organisation de la société a permis l’infraction. Une solution pour se départir de la difficulté de déterminer l’identité des dirigeants et des organes décisionnaires en raison de la complexité de l'organisation interne du groupe, résultat de la fusion Elf-Total de 2000.

Impérialisme juridique

En appel, en février 2016, les relaxés essuient un revers judiciaire. Total est condamné en appel à payer une amende de 750 000 euros, correspondant à la somme requise par l’avocat général, Jean-Louis Pérol. Cette fois, le juge retient la faute organisationnelle. Le groupe suisse Vitol, qui a déjà été condamné à l’issue d’une procédure de plaider coupable par la justice américaine à une amende de 17,5 millions de dollars, doit quant à lui verser 300 000 euros. Total et Vitol sont les premières entreprises condamnées sur le fondement de l’article 435-3 du Code pénal, qui instaure le délit de corruption d’agents publics étrangers. Les enseignes pétrolières portent l’affaire devant la Cour de cassation. Les juges du quai de l’Horloge rejettent leur pourvoi, deux ans plus tard et deux décennies après les faits, par une décision longue de 148 pages. Un volume assez inhabituel, ce qui fait dire à d’aucuns que la justice française a saisi l’occasion pour s’imposer face au monopole historique des États-Unis de la lutte contre la corruption, perçu par d’autres comme une forme d’impérialisme juridique. La Cour de cassation a d’ailleurs continué de serrer la vis en 2021 en rejetant le pourvoi de quatorze sociétés elles aussi condamnées pour corruption d'agents publics étrangers dans le cadre du scandale “Pétrole contre nourriture“. La CEDH a vraisemblablement suivi cette voie et a, à tout le moins, mis un point final au feuilleton judiciaire.

Anne-Laure Blouin