Florence Chappert coordonne le projet “Genre, égalité, santé et conditions de travail” à l'Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), qui enquête depuis plusieurs années sur les liens existants chez les femmes entre travail et santé. Spécialiste des inégalités entre les hommes et les femmes en milieu professionnel, elle revient sur les principaux enjeux en la matière.

Décideurs RH. Comment la santé des femmes au travail a-t-elle évolué ces dernières années ?

Florence Chappert. À partir des données de sinistralité de la branche Risques professionnels de l’Assurance maladie, nous avons analysé les accidents du travail et les maladies professionnelles des femmes et des hommes travaillant dans le secteur privé, sur une période allant de 2001 à 2019.

Cette photographie statistique nous a permis de mettre en lumière l’évolution des indicateurs de santé au travail selon le sexe. Nous avons ainsi constaté une baisse globale des accidents du travail de 11 %. Mais ce chiffre est à nuancer. Si les hommes restent les plus touchés, le nombre d’accidents du travail les affectant a diminué de 27 %. À l’inverse, ce nombre a augmenté de 42 % pour les femmes.

Dans les secteurs à prédominance féminine, tels que les métiers de la santé et du social, du nettoyage, de la grande distribution, du commerce, de la banque et de l’assurance, le nombre d’accidents, de troubles musculosquelettiques et le taux d’absentéisme ont explosé ces dernières années.

Les femmes sont également surexposées aux risques psychosociaux et à l’épuisement professionnel, et ce, pour diverses raisons propres à leurs parcours professionnels souvent précaires (travail répétitif, station debout, port de personnes, exigences émotionnelles liées aux métiers du soin) et à des épisodes de vie (grossesse et maternité, exposition à des violences sexistes et sexuelles, etc.).

“Si les hommes restent les plus touchés, le nombre d’accidents du travail les affectant a diminué de 27 %. À l’inverse, il a augmenté de 42 % pour les femmes”

À lire : Parentalité, aidance, maladie : comment les entreprises construisent une politique RH engagée

Comment expliquez-vous que les femmes soient de plus en plus souvent victimes d’accidents professionnels ?

Nos interventions en entreprise nous ont alertés : les conditions de travail, même à des postes similaires, n’ont pas les mêmes effets sur les femmes que sur hommes.

Les raisons de ce phénomène sont multiples : systèmes de travail et équipements de protection individuelle (EPI) inadaptés à la morphologie des femmes, port de charges excessives par rapport à leur force musculaire, maintien prolongé de la position assise, etc.

Les factrices sont ainsi soumises à des cadences de tournées adaptées au rythme de travail d’hommes jeunes et en bonne santé, contribuant à entraîner chez elles un absentéisme plus élevé que chez les facteurs. Dans une entreprise d’imprimerie, les femmes ont pu porter jusqu’à onze tonnes par jour, ce qui peut accélérer leur usure professionnelle.

Faute de données sexuées sur la santé au travail, les femmes sont exposées à des risques professionnels invisibilisés et sous-évalués. Et les politiques de prévention sont insuffisantes : à titre d’exemple, elles n’ont vu le jour qu’il y a six ou sept ans seulement dans le secteur de la santé.

La loi impose de réaliser une évaluation genrée des risques professionnels. Pour autant, les entreprises ont-elles pris la mesure de ces enjeux ?

La loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes a introduit ce devoir d’estimation des risques en fonction du sexe, lors de la rédaction du document unique d’évaluation des risques professionnels (Duerp). Il faut par ailleurs porter une vigilance accrue aux risques liés aux situations de grossesse, et aux violences sexistes et sexuelles, qui ont un caractère systémique et ne peuvent être réduites à des comportements individuels.

Au vu des statistiques d’accidents de travail produites par l’Anact, il apparaît que, pendant longtemps, les entreprises n’avaient pas connaissance de cette obligation ou ne voulaient pas s’y conformer. Elles craignaient de discriminer les femmes en mettant en évidence leurs taux d’absentéisme et de maladies professionnelles plus élevés, menaçant ainsi leurs perspectives d’embauches. D’autres redoutaient d’opérer une discrimination positive qui aurait nuit au climat social.

“Les entreprises craignaient de discriminer les femmes en mettant en évidence leurs taux d’absentéisme et de maladies professionnelles plus élevés, menaçant ainsi leurs perspectives d’embauches“

Pourtant, une analyse différenciée de la situation permettrait de mettre en place des mesures d’organisation du travail et de prévention qui amélioreraient les conditions de travail de toutes et tous. De réels efforts sont encore nécessaires afin d’améliorer la sécurité et la santé des salariés.

Qui plus est, les indicateurs de santé ne sont pas inclus dans le calcul de l’index de l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Or, beaucoup d’entreprises disposant d’un bon score à cet index affichent des indicateurs de santé nettement moins bons pour les femmes que pour les hommes. Les employeurs ne peuvent pourtant pas faire l’économie de la santé physique et mentale quand ils luttent pour l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes.

À lire : Un bilan mitigé pour l’index d’égalité professionnelle selon le HCE

Les employeurs commencent néanmoins à percevoir l’importance de cette approche, qui est bénéfique à tous les salariés. Elle permet de prévenir les risques à la source, en diminuant les facteurs d’accidents ou de maladies professionnelles.

De quels leviers les entreprises disposent-elles pour prévenir les risques menaçant leurs salariées ?

Les préventeurs hygiène, sécurité et environnement et les DRH doivent garder à l’esprit l’exposition différenciée aux risques lorsqu’ils remplissent le Duerp. Avoir des groupes mixtes lors de la préparation de ce document, travailler à l’obtention de données sexuées de sinistralité, rester vigilants quant aux unités de travail à prédominance féminine, identifier les inadaptations des matériels, EPI, organisations de travail pour les femmes : autant d’éléments nécessaires à la mise en place d’une politique de prévention adaptée à toutes et tous.

S’agissant des dispositifs à déployer pour améliorer les conditions de travail selon les sexes, ils sont multiples, allant de l’adaptation des systèmes de travail aux différentes morphologies, à la sensibilisation aux violences sexistes et sexuelles, jusqu’à l’assouplissement de la gestion des temps de travail.

Certains risques propres aux femmes, concernant la santé reproductive notamment, doivent par ailleurs être identifiés, mesurés et faire l’objet de dispositifs de maintien en activité et d’accompagnement spécifiques. Les femmes sont touchées plus tôt que les hommes par le cancer : le cancer du sein survient en moyenne huit ans avant le cancer de la prostate. Elles sont aussi concernées par des pathologies invalidantes comme l’endométriose, et sont bien plus sujettes que les hommes à la fibromyalgie.

Les employeurs et managers – et les femmes elles-mêmes – n’ont accès qu’à très peu d’informations sur l’endométriose, alors que celles qui en souffrent ont besoin d’aménagements de leurs tâches et activités, de leurs horaires et temps de travail.

C’est pourquoi nous avons développé plusieurs outils de sensibilisation, dont un kit pour la gestion de l’endométriose en entreprise, un jeu sur le sexisme au travail, et un guide pour concilier travail et grossesse.

Propos recueillis par Caroline de Senneville

Crédit photo @Florian_Maguin