Livres : la sélection de la rédaction
Le cinéma au pays de soviets
Lorsque l’on pense à l’art soviétique, les premières images qui viennent à l’esprit sont le réalisme stalinien. C’est passer sous silence les débuts de l’URSS, période marquée par une véritable frénésie de création : théâtre populaire d’avant-garde, peinture, poésie, architecture, design. Et cinéma. Les éditions Taschen mettent à l’honneur le 7e art de ces années de vivacité créative et présentent des centaines d’affiches de films qui ont tout du chef-d’œuvre : collages, police d’écriture, mélange de couleurs. Les lecteurs qui connaissent mal cette période marquée par le génie des frères Stenberg tomberont sous le charme de ces pépites graphiques mélangeant audace révolutionnaire et artistique. Une éclaircie avant la chape de plomb des années Staline. Précisons que si le titre est en anglais, le texte de l’ouvrage est en plusieurs langues : anglais, français et allemand
Film posters of the Russian Avant-Garde, de Susan Pack, Taschen, 320 pages, 50 euros
Mémoire à entretenir
"Vous racontez beaucoup votre histoire autour de vous ?", demande un jour Simone Veil à Jo Weismann. "Non, pas spécialement", lui répond l’intéressé. "Il faut témoigner, vous avez un devoir de mémoire à accomplir !" Depuis cette conversation, le rescapé de la Shoah sillonne les établissements scolaires pour raconter sa vie. Celle d’un écolier parisien comme les autres qui, du jour au lendemain, doit porter une étoile jaune. Celle d’un enfant raflé avec sa famille, conduit au Vel d’hiv puis dans un camp de transit à Beaune-la-Rolande. Par miracle, il arrive à s’échapper du camp avec un compagnon d’infortune. Puis traverse la guerre caché. Jo Weismann ne retrouvera jamais les siens mais bâtira une famille et transmettra finalement son vécu. Notamment dans cette superbe bande dessinée qui revient sur un destin vécu par des millions d’autres enfants. Le livre est à mettre d’urgence entre toutes les mains. Surtout à notre époque où l’antisémitisme semble regagner de la vigueur.
Après la rafle, une histoire vraie, d’Arnaud Delalande et Laurent Bidot, avec Joseph Weismann, Les Arènes BD, 124 pages, 21 euros
Ode à l’amitié
Relation libre de toutes formes d’engagements, de promesses et de serments, Bernard Pivot définit l’amitié comme "un sentiment muet, même s’il unit deux bavards". Sans règles, ce lien si spécial et à la fois si commun est analysé sous toutes les coutures par le journaliste. Les amis d’enfance, les amis qui deviennent des amants, les couples passant d’amour à amitié, les amis de passage. Tous d’origines et d’histoires différentes et pourtant répondant à la plus précieuse des relations qu’est l’amitié. Illustré d’anecdotes, l’auteur se souvient des rencontres qu’il a pu connaître au cours de sa vie professionnelle comme personnelle, et plonge le lecteur au cœur de son intimité.
Amis, chers amis, de Bernard Pivot, éditions Allary, 156 pages, 17,90€
Temporiser
"Tout acteur économique jongle constamment entre vision et immédiateté." Dans son ouvrage La symphonie des sabliers, Arnaud Gobet, président du groupe pharmaceutique Innothéra, s’interroge sur le rapport au temps des entreprises. À ses yeux, la disruption permanente relève du mythe. De même, croire que les collaborateurs puissent être constamment dévoués à leur entreprise serait illusoire. Et, si la raison d’être est un fil conducteur, il n’est pas question de se lancer dans cette démarche autrement que sur le long terme. À la vitesse, les organisations doivent préférer l’endurance et la pertinence, nous dit l’auteur qui invite les dirigeants à bien gérer leur "capital temps" pour ne pas voir leur entreprise vieillir prématurément.
La symphonie des sabliers – Le "capital temps" : un enjeu stratégique de l’entreprise, d’Arnaud Gobet, Hermann, 186 pages, 18 euros
Garder son âme d’enfant
Tout commence en 1958 durant un banal déjeuner entre Peyo et André Franquin. Le premier demande au second, sans raison aucune, de lui "passer le schtroumpf" au lieu de lui passer le sel. C’est à cette occasion que sont nés les petits lutins à bonnet blanc devenus cultes : BD, dessins animés, cinéma, jeux vidéo ; ils sont désormais partout. Au fil des années, de nouveaux personnages rejoignent la tribu. Pour la première fois, une encyclopédie recense tous les Schtroumpfs (mais aussi les hommes et animaux qu’ils côtoient). Cette véritable "bible" permet aux petits et aux grands de se replonger dans le "pays des Schtroumpfs, ces petits êtres bleus, ce pays des Schtroumpfs où tout est merveilleux", pour reprendre la célèbre chanson !
Schtroumpfodépie, de Christian Marmonnier et Antoine Maurel, Huginn et Muninn, 232 pages, 19,95 euros
Erdogan, la genèse
Qui est vraiment Recep Tayyip Erdogan ? La meilleure réponse à cette question plus complexe qu’il n’y paraît se trouve dans un superbe roman graphique conçu par le journaliste turc en exil Can Dundar et le caricaturiste égyptien Anwar (lui aussi contraint de quitter son pays). L’ouvrage retrace avec une précision d’entomologiste l’enfance du "Calife", son entrée en politique puis son ascension. Enfance, passion pour le foot, exaltation politique au côté des islamistes, modernisation de son idéologie pour gravir les marches du pouvoir : tout est retracé. Le lecteur pourra découvrir en arrière-plan une histoire de la Turquie moderne que nous connaissons peu. Celle d’un pays où les militaires ont souvent fait et défait les gouvernements, celle qui, depuis longtemps, est tiraillée entre laïcité et retour à la religion. Cet ouvrage permet de mieux comprendre un personnage amené à jouer un rôle clé dans la guerre russo-ukrainienne.
Erdogan, le nouveau sultan, de Can Dundar et Anwar, Delicourt / Encrages, 310 pages, 29,95 euros
Saccage Paris, au-delà du hashtag
#SaccageParis, célèbre hashtag apparu sur Twitter en mars 2021, contribue à plomber la campagne d’Anne Hidalgo. Photos à l’appui, il montre la manière dont la municipalité délaisse le patrimoine, le mobilier urbain et la propreté au profit de grandes incantations telles que "la ville du quart d’heure", "la co-construction" ou les "forêts urbaines". Pour les supporters de la municipalité la défense s’est faite en deux temps : première étape, qualifier un mouvement citoyen de complot d’extrême droite. Deuxième étape : clamer que les photos relayées sont sorties de leur contexte et que la forme supplante le fond. Le fond justement, Didier Rykner, historien de l’art et amoureux de la Ville Lumière s’y plonge dans un ouvrage sans concession. L’auteur y traque tout avec minutie : état des fontaines, déforestation, bétonisation, démolition du patrimoine. Et justifications de la mairie. L’ouvrage, remarquablement écrit, a tout du pamphlet, sans en être un. De fait, les accusations avancées sont dûment documentées. Et ça fait froid dans le dos.
La disparition de Paris, de Didier Rykner, Les belles lettres, 240 pages, 19 euros
Questions de génération
Un père issu d’une famille nombreuse, élevé dans un temple bouddhiste, brillant élève et professeur de japonais qui participa au deuxième conflit sino-japonais puis à la Seconde Guerre mondiale. Un fils unique, peu porté sur les études, qui devint écrivain dans sa trentième année. Deux vies si différentes pour deux êtres pourtant liés par le sang. L’auteur d’Abandonner un chat fait resurgir les moments ordinaires qui ont façonné, l’air de rien, la relation – distante – qu’il entretenait avec son père. "Tant que nous sommes, nous ne pouvons que respirer l’air de notre temps, supporter son poids, grandir dans son cadre, constate Haruki Murakami. Autrefois comme aujourd’hui, en agissant à leur façon, les jeunes irritent leurs parents." À travers des souvenirs, joliment illustrés par Emiliano Ponzi, ce court roman questionne les rapports familiaux, revient sur les silences qui séparent et les interrogations qui grandissent avec l’âge.
Abandonner un chat, Souvenirs de mon père, de Haruki Murakami, Belfond, 81 pages, 17 euros
Marine Fleury, Lucas Jakubowicz, Olivia Vignaud